ADOLF EICHMANN
David Cesarani
DAVID CESARANI
ADOLEF FICHMANN
Traduit de l’anglais par Olivier Ruchet
Ouvrage traduit avec le concours du Centre national du livre
TALLANDIER
Tallandier
Éditions Tallandier — 2, rue Rotrou 75006 Paris
www.tallandier.com © Éditions Tallandier, 2013 pour la présente édition numérique
Avec Le soutien du
Centre national Ÿdu livre
www.centrenationaldulivre.fr
Réalisation numérique: www.igs-cp.fr
EAN: 979-1-02100-221-0
Table des matières
Couverture Titre Copyright
Introduction
Chapitre V Administrateur du génocide, 1942-1944
Chapitre VI « Au beau milieu du tourbillon de la mort », 1944-1945 Chapitre VII Fuite et capture, 1945-1960
Chapitre IX Après Eichmann
Conclusion
Glossaire et abréviations
Notes
Sources et bibliographie
Remerciements
INTRODUCTION
Adolf Eichmann est tout à la fois une icône du xx° siècle, du régime nazi et du génocide perpétré contre les Juifs. La photographie bien connue du jeune officier SS souriant, aux allures de vedette de cinéma, qui fut responsable de la déportation de millions de Juifs vers les camps de la mort, personnifie en quelque sorte tous les auteurs du génocide nazi. La notoriété de cette image n’est égalée que par celle d’Eichmann lors de son procès à Jérusalem en 1961, assis ou debout dans son box de verre blindé. Le pouvoir de cette photo tient au fait qu’elle résume l’histoire réconfortante d’un criminel rattrapé par une justice qui sera rendue par ses anciennes victimes. Le tueur est alors incarcéré de manière hautement sécurisée, et sa proie d’hier lui accorde néanmoins la dignité d’un procès, faisant par là preuve des valeurs humanistes que lui-même a jadis tant bafouées. Ainsi, Eichmann incarne, par métonymie, toute l’histoire de la persécution nazie, du meurtre en masse de Juifs et de la trace laissée par ce régime dans l’histoire. Aux côtés de Hitler, de Himmler et peut-être de Reinhard Heydrich, il est le visage du crime nazi à grande échelle.
Eichmann n’a cependant pas toujours figuré au panthéon des tueurs nazis, et peu d’hommes ont à ce point été mythologisés et incompris. Au moment de la défaite du III Reich, lorsque les Alliés entreprirent de punir les criminels nazis, Adolf Eichmann et sa carrière étaient pratiquement inconnus. En novembre 1945, son nom apparut lors de l’interrogatoire d’un de ses subordonnés, Dieter Wisliceny, qui avait été capturé par les Britanniques. C’est la toute première fois que les enquêteurs alliés eurent vent de son importancel. Eichmann fut également cité plusieurs fois par Rudolf Hôss, l’ancien commandant d’Auschwitz, à la suite de son arrestation par les troupes britanniques en mars 1946. Wisliceny livra un témoignage public sur le rôle d’Eichmann dans la «solution finale de la
question juive » lorsqu'il comparut devant le Tribunal militaire international (TMD) de Nuremberg. Et pourtant, lorsque Francis Biddle, le juge américain titulaire du TMI, découvrit le nom d’Eichmann dans une version préliminaire des attendus du jugement rendu par le tribunal, il nota dans la marge: «Qui est-ce?» Eichmann n’était pas mentionné suffisamment souvent ou de manière assez importante pour pénétrer dans les consciences de ceux qui avaient entendu chaque mot des plaidoiries de Nuremberg, sans parler de ceux qui n’eurent accès qu’aux comptes rendus irréguliers et
drastiquement abrégés dans la presses.
Aucun des «chasseurs de nazis » actifs en Europe au sortir de la guerre, y compris Simon Wiesenthal, n’entreprit au départ de se lancer à la recherche d’Eichmann — pour la simple et bonne raison qu’ils n’avaient jamais entendu parler de lui. Wiesenthal fut informé de l’existence d’Eichmann par un officier de renseignements américain, mais il ne réalisa toute son importance qu'après avoir lu les documents présentés lors du procès de Nuremberg. Il décida alors de coopérer avec les services de renseignements alliés et avec la police autrichienne pour appréhender Eichmann pendant l’année 1946-1947. Ce fut un échec et l’intérêt porté à son égard déclina ensuite rapidement. Malgré l’accumulation de preuves telles que le rapport de Rudolf Kastner sur la destruction des Juifs hongrois, au cours de laquelle Eichmann joua un rôle de premier plan, sa localisation et sa capture ne furent pas considérées comme des priorités. Il parvint ainsi à s’enfuir d’Europe vers l’ Amérique du Sud en 1950, et sa femme put le suivre avec le reste de sa famille deux ans plus tard sans difficultés.
La première vague de livres consacrés à la persécution nazie et aux crimes de masse perpétrés contre les Juifs reflète bien l’insignifiance relative d’Eichmann. Si son nom apparaît à de nombreuses reprises dans l’histoire séminale de la «solution finale» de Gerald Reitlinger publiée en 1953, ce n’est qu’en tant qu’administrateur sans relief du crime de masse. Selon Reitlinger: «La carrière d’Eichmann était celle d’un fonctionnaire allemand, absorbé par son travail et qui n’en tirait aucune gloire.» Dans l’ouvrage célèbre de lord Russell, The Scourge of the Swastika (1954), il n’est mentionné qu’une seule fois, comme «un fonctionnaire de quelque importance au sein du Amt 4 du RSHA“». À la fin des années 1950, Eichmann était déjà à demi oublié. Lorsque Fritz Bauer, l’avocat général du
land ouest-allemand de Hesse, alerta Isser Harel, le chef des services secrets israéliens, de ce qu’Eichmann avait été localisé à Buenos-Aires, Harel eut besoin de se renseigner plus précisément sur le fugitif. Il rapporta plus tard: «Je n’avais jamais étudié de près sa place dans la hiérarchie nazie ou le rôle décisif qu’il avait joué dans ce que les nazis ont appelé la solution finale®. »
Le passage d’Eichmann dans l’oubli explique la sensation causée par sa capture en mai 1960. Son procès à Jérusalem, l’année suivante, fut l’un des premiers «événements médiatiques mondiaux». En très peu de temps, un grand nombre d’ouvrages sur lui furent publiés dans de nombreuses langues. S’appuyant sur les éléments parcellaires et peu fiables disponibles avant son procès, tous ces livres le décrivent comme un raté, comme quelqu’un qui n’avait jamais réussi à s’intégrer. Plusieurs reprennent le «canard» propagé par Wisliceny selon lequel, dans son enfance, Eichmann «avait l’air d’un Juif» et aurait été victime d’actes d’antisémitisme à l’école. Dans ces livres souvent écrits au kilomètre, dans la plus grande hâte, Fichmann passe d’une haine des Juifs de cour d’école à l’appartenance au parti nazi, poussé par le ressentiment et par le besoin de trouver un bouc émissaire à ses propres insuffisances. Les ouvrages décrivent une carrière à la progression régulière, avec, à chaque nouvelle marche franchie, une activité antijuive de plus en plus féroce. Eichmann est dépeint comme gravissant les échelons quasiment jusqu’au sommet de la hiérarchie SS dans le but de satisfaire une unique ambition: persécuter les Juifs. Au-delà d’un ardent fanatisme, ces biographies enflammées décèlent toutes sortes de vices et de perversions dans la personnalité d’Eichmann. Elles dressent la liste de ses maîtresses avec une jubilation presque lascive et affirment qu’il participait à des orgies sexuelles ou qu’il faisait preuve d’une brutalité sadique envers les Juifs qui avaient le malheur de croiser son
chemin£.
Précipitation et sensationnalisme n’étaient pas les seuls défauts de ces premières biographies grand public d’Eichmann. Ces ouvrages rendirent compte de la représentation alors à la mode des criminels nazis comme des ratés, des décalés, en puisant dans des théories psychologiques du fascisme et du nazisme développées au cours des années 1949 et 1950. De plus, beaucoup croyaient à l’époque que Hitler avait réussi parce qu’il avait su harnacher les défauts de la personnalité individuelle à la machinerie d’un
État moderne. À cause des idées dominantes sur le totalitarisme, on pouvait considérer comme tout à fait crédible qu’un fou, Adolf Hitler, ait pu orchestrer les actions brutales de ses laquais, lesquels étaient tout aussi pervers et remplis de haine que lui’.
Ce portrait mythologisé d’Eichmann et du régime qu’il servit aurait dû être rectifié à l’aide de la minutieuse recherche entreprise en vue du procès organisé à Jérusalem. Au lieu de cela, c’est une sorte de mélange qui se produisit. Les détails relevés par les experts qui ne s’accordaient pas avec les portraits à grand tirage ne perturbèrent jamais l’image populaire, en revanche les éléments plus crus et plus flamboyants du réquisitoire y trouvèrent naturellement leur place, parce qu’ils semblaient confirmer ce qui était déjà «connu de tous». Ainsi, c’est plus involontairement qu’à dessein que le procès d’Eichmann renforça le mythe autour de l’homme et du mouvement nazi.
Lors de ce procès, Eichmann fut accusé d’avoir joué un rôle central dans la persécution et l’assassinat à grande échelle des Juifs d'Europe entre 1935 et 1945. Dans son vigoureux premier réquisitoire, l’avocat général Gideon Hausner le décrivit comme «le bras armé [du régime nazi] dans l’extermination des Juifs d'Europe». Hausner expliqua que «ce sont ses ordres qui ont fait fonctionner les chambres à gaz; il décrochait son téléphone et les wagons partaient en direction des centres d’extermination ; c’est sa signature qui a scellé le destin tragique de centaines de milliers de gens». Même si Hausner souligna qu’Eichmann était essentiellement un bureaucrate, «un meurtrier d’une nouvelle espèce, qui exerce son métier sanglant derrière un bureau», il ne le décrivit pas moins comme un fanatique tombé dans l’abîme de la barbarie. Il chercha à montrer, sans succès, qu’'Eichmann avait tué au moins un Juif de ses propres mains, et il associa l’accusé, de manière rhétorique, à toute la cruauté, la corruption, le sadisme et l’horreur qui caractérisent les vrais assassins. «II est de ce fait responsable, comme s’il avait noué de ses mains le nœud du bourreau, comme s’il avait précipité à coups de fouet les victimes dans les chambres à gaz, comme s’il avait tiré dans le dos et poussé dans les fosses à ciel ouvert chacune des millions de victimes massacrées.» Au sommet de sa carrière, selon Hausner, Eichmann s’était comporté «comme s’il avait été immergé
jusqu’au cou dans un amoncellement d’abominations». Il avait «une personnalité satanique® ».
Aux yeux de nombreux observateurs, tout cela était ridicule. Après avoir suivi une partie du procès pour le magazine TheNew Yorker, la femme de lettres juive américaine, née en Allemagne, Hannah Arendt soutint la thèse désormais célèbre qu’Eichmann disait la vérité lorsqu'il se présentait comme un fonctionnaire dénué de passion, comme un infime rouage dans la vaste machine exterminatrice, et lorsqu'il affirma qu’il aurait très facilement pu être remplacé par quelqu’un d’autre. Selon elle, Eichmann n’était pas motivé idéologiquement, il n’était pas particulièrement antisémite et ne fit preuve de zèle que dans la mesure où il obéissait à un régime totalitaire qui avait renversé le code de la moralité et inscrit l’inhumanité dans la loi. «L’ennui avec Eichmann, écrit-elle, c’est précisément qu’il y en avait beaucoup qui lui ressemblaient et qui n’étaient ni pervers ni sadiques, qui étaient, et qui sont encore, terriblement et
effroyablement normaux. »
De nombreux universitaires et intellectuels ont été profondément influencés par le portrait d’Eichmann dressé par Arendt. Ils ont été captivés par sa thèse sur le caractère ordinaire du personnage, résumée par la célèbre formule «la banalité du mal». Toutefois, cette description, tout autant que celles des journalistes qui avaient auparavant rapidement troussé les ouvrages destinés au grand public, était dans une large mesure prédéterminée et mythologique. Arendt se contenta d’insérer le personnage d’Eichmann dans sa propre théorie du totalitarisme, qui était le sujet de son premier grand livre. Elle voulait trouver à Jérusalem le type d’individu qu’elle s’imaginait nécessaire à la mise en œuvre des politiques inhumaines dans un système totalitaire. En relatant le procès, elle façonna un récit à l’image de sa théorie, et Eichmann devint ainsi l’incarnation de l’homme totalitaire. Son analyse s’inspirait d’autre part très largement de l’ouvrage fondateur de Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, publié juste avant le procès. Hilberg, qui était politologue, minimisa le rôle de l’idéologie et de la haine dans l’évolution des politiques suivies par les nazis, et insista au contraire sur le processus autonome de la bureaucratie dans l’État, au sein du parti nazi et dans les autres entités responsables de la persécution des Juifs et du génocidel®. En associant Eichmann au
totalitarisme et en popularisant implicitement l’approche de Hilberg, Arendt contribua à définir la manière dont plusieurs générations d’historiens et d’intellectuels ont conceptualisé le IIT° Reich.
Du milieu des années 1960 au milieu des années 1980, le massacre des Juifs fut perçu comme l’incarnation du zénith de la bureaucratie moderne plutôt que comme un retour à la barbarie. L’Allemagne nazie était décrite comme un État moderne hautement centralisé et hiérarchique, au sein duquel le pouvoir et l’autorité circulaient de haut en bas et dans lequel les hauts fonctionnaires décidaient du sort de millions d’individus. Le crime de masse constituait un processus «médicalisé», ou encore une forme de rationalisation économique exécutée par des professionnels, avocats ou médecins, vêtus d’uniformes noirs impeccables, qui expédaient des êtres humains dans des usines de mort au fonctionnement presque «fordiste », sur la base de décisions quasi rationnelles dérivées de théories eugénistes ou empruntées à la planification économique. Fichmann, le «bourreau de bureau» par excellence, devint ainsi un personnage clé dans l’une des approches les plus influentes de la période nazie et de la «solution finale »11.
Ce n’est qu’à partir du début des années 1990, avec la publication de l’ouvrage Des hommes ordinaires, de Christopher Browning, que l’attention se reporta sur les hommes et les femmes qui mirent en œuvre ce qui était alors appelé la «politique juive». L’enquête de Browning sur des exécutions massives en Pologne, en 1941-1942, fournit également des preuves convaincantes, qui montrent que le génocide était tout sauf bureaucratique, impersonnel et comme aseptisél£. De plus, une série d’études locales et institutionnelles a mis en lumière la conduite des hommes et des femmes, aussi bien les Allemands que leurs collaborateurs étrangers, à tous les niveaux de la prise de décision et de la conduite des politiques au sein du III Reich et dans les territoires placés sous le contrôle de celui-ci. Ces études, étayées par des documents inédits, ont transformé la manière dont nous comprenons comment étaient prises les décisions qui menèrent au génocide, Il est désormais largement reconnu que la «solution finale de la question juive », appliquée à travers l’Europe, n’avait pas encore été décidée par Hitler au début de la Seconde Guerre mondiale. Les atrocités, réunies par certains historiens dans une même catégorie et
décrites comme les phases d’un plan en plusieurs étapes, sont maintenant perçues dans leurs contextes géographiques et chronologiques respectifs. Ainsi, la campagne nazie de «nettoyage ethnique» en Pologne en 1939- 1940, les massacres perpétrés par les Einsatzgruppen, ces unités mobiles chargées d’exécutions opérant sur le territoire de l’Union soviétique en 1941, et le génocide déclenché contre les Juifs polonais dans des camps d’extermination fixes à partir du début de 1942 ont des origines distinctes. Il se peut que la «solution finale » ait été évoquée vers le milieu ou la fin de 1941, mais elle a initialement été un processus hésitant et heurté, qui n’est devenu homogène qu’à partir du début, voire du milieu, de 194214,
Toutefois, si la conception de l'Allemagne nazie comme État monolithique à la rationalité perverse, mettant en œuvre un génocide au déroulement régulier, centralisé et conduit de manière bureaucratique, et perpétré par des «tueurs en fauteuil», a pu être remise en question, que reste-t-il de la figure d’Adolf Eichmann? S'il n’était pas responsable de chaque aspect de la persécution et du massacre des Juifs, que fit-il exactement ? S’il n’était pas cet individu dément, qui se lança dans une carrière infâme après une enfance abîmée, comment fonctionnait-il ?
La présente étude sur l’homme, ses crimes et son héritage est la première à être publiée depuis les années 1960. Elle puise dans des recherches nouvelles et des documents inédits pour revenir tant sur les mythes construits autour du début de la vie d’Eichmann que sur la caricature de l’homme dressée lors de son procès et sur les interprétations ultérieures de son caractère et de ses motivations, qui l’ont couché dans le lit de Procuste de telle ou telle idéologie. Dans la mesure où une histoire complète et définitive de la vie d’Eichmann devrait également être une histoire définitive de la «solution finale», tâche quasiment impossible et qui occulterait le personnage, ce livre se concentre sur les tournants de sa vie et cherche à comprendre les dynamiques personnelles, sociales, politiques et idéologiques qui permettent au mieux de rendre compte de la direction prise par sa vie. Ce livre explique la trajectoire d’Eichmann au sein du parti nazi et dans la SS, en faisant référence à son éducation et aux dynamiques à l’œuvre dans son milieu social et politique immédiat. Il situe ses premières activités en tant que nazi à l’intérieur du contexte de ce que l’on sait désormais de l’évolution quelque peu erratique et imprévisible de la
«politique juive» du II Reich, et, en particulier, au sein du Sicherheitsdienst (SD), le service de renseignements de la SS, dont Eichmann devint membre en 1935. Au lieu de partir de l’hypothèse qu’'Eichmann était fait pour devenir un bourreau de bureau, il étudie de manière critique son odyssée, qui le mena du poste d’organisateur de l’émigration juive hors du Reich à celui d'administrateur d’un génocide paneuropéen. En effet, il n’est possible de comprendre comment des Allemands ordinaires (et d’autres comme eux) purent devenir les auteurs de tels massacres qu’en partant de l’hypothèse que leurs actions n’étaient pas inévitables, qu’ils procédèrent à des choix au cours des événements et qu’ils durent s’adapter aux conséquences de leurs actes. Cette approche nous permet également de bien nous rendre compte à quel point l’ Allemagne nazie était un État qui combinait des agences gouvernementales d’une redoutable efficacité et un système de gouvernance largement dysfonctionnel. L’étude de la carrière d’un fonctionnaire de rang intermédiaire, tel qu’Eichmann, illustre à la fois les changements extravagants qui se produisirent dans les politiques poursuivies, les luttes de pouvoir et les conflits de juridiction qui rendirent l’administration cauchemardesque, et les incertitudes que ce chaos procura à l’exécutant individuel.
Eichmann eut des aventures, des maîtresses, il buvait beaucoup et se montrait à l’occasion injurieux envers les Juifs et envers certains de ses concitoyens allemands non juifs. J’ai toutefois choisi d’éviter ici le sensationnalisme qui caractérisa les premiers récits de sa vie. Son histoire est suffisamment sensationnelle pour ne pas avoir à recycler les témoignages de ses camarades, qui cherchaient à se disculper avant de monter sur l’échafaud, ou tous les cancans des mémorialistes nazis, tous voués à montrer que, si eux étaient mauvais, Eichmann était de toute façon bien pire. J’ai constamment essayé d’éviter de porter des jugements : après tout, mon récit se termine avec le procès et les juges firent du très bon travail. J’ai toutefois, en certains endroits stratégiques, raconté les souffrances infligées par Eichmann à des hommes, des femmes et des enfants innocents et, quand c'était possible, j’ai laissé les victimes s’exprimer par elles-mêmes. Il se peut qu’Eichmann ait été mythologisé et incompris, mais cela ne fait en aucun cas de lui un homme convenable. Il
fut un complice conscient et volontaire du génocide, un criminel dont les actes meurtrirent l’humanité entière. Cependant il n’est pas de grand secours, si l’on veut comprendre comment il a pu commettre de tels actes, de commencer avec l’idée qu’il était «maléfique» ou «fou» ou bien un «robot» dépourvu de toute intelligence, ou même qu’il était naturellement antisémite. La formation d’un génocidaire est bien plus complexe et bien plus inquiétante que cela.
Ce livre débute par la remise en question du mythe de l’enfance «malheureuse » d’Eichmann et de sa jeunesse perturbée, colporté par les ouvrages publiés en toute hâte après sa capture. Il n’y a en fait rien dans son enfance ou bien dans son adolescence qui suggère des dommages psychologiques. Adolf Eichmann eut une enfance normale, d’abord en Allemagne puis en Autriche, et il n’a jamais écrit ou raconté qu’on le prenait pour un Juif à l’école ou qu’il était brimé, et ce même lorsqu'il chercha à s’attirer les faveurs de ses ravisseurs israéliens. Son père était un expert comptable ambitieux qui gravit les échelons de son entreprise avant de se mettre à son compte. Quelques-unes de ses affaires échouèrent, mais d’autres réussirent et sa famille n’eut jamais à souffrir de la pauvreté ou d’une quelconque indignité sociale. Au contraire, les Eichmann comptaient parmi les piliers de la petite communauté protestante de la ville de Linz en Autriche, et ils étaient très bien intégrés dans la ville et ses réseaux. Le jeune Adolf était un élève plutôt paresseux et aux résultats scolaires plus que moyens, mais il avait des amis et une vie sociale active. Après des débuts incertains en 1927, il trouva une profession qui lui plaisait et débuta une carrière modestement fructueuse de représentant de commerce pour une compagnie pétrolière. C’était un beau jeune homme qui avait des perspectives de carrière et disposait d’un revenu confortable, et il eut une série de petites amies. Il fréquenta et fut initié à la politique au sein d’un milieu protestant, allemand, conservateur et nationaliste, mais il n’y avait là rien d’inhabituel. Il était assez typique de ce milieu, et comme nombre de membres de la bourgeoisie de Linz, il considéra d’abord les nazis locaux comme des étrangers indésirables. Contrairement à la perception habituelle, qui voudrait qu’il eût rejoint les nazis pour guérir une blessure, ses propres mots et les études menées sur Linz montrent de manière convaincante qu’il n’y adhéra que lorsque le parti connut une percée électorale et gagna une
certaine respectabilité. Avant cette époque, les nazis étaient des inadaptés sociaux, mais Eichmann, quant à lui, n’en était pas un.
Certes, le jeune Adolf Eichmann fut peut-être de droite et sans doute imprégné par l’antisémitisme quotidien associé à cette constellation d'opinions. À partir de la fin des années 1920, il lisait certainement la presse nazie. Néanmoins, au sein de son entreprise, Fichmann travaillait pour des Juifs, et il comptait des Juifs parmi ses connaissances jusqu’en 1933. De plus, il avait des liens familiaux avec des Juifs de Vienne par sa belle-mère. Il est donc improbable qu’il ait rejoint la SS par haïne des Juifs. Même s’il fut exposé à une propagande antisémite plus prégnante une fois qu’il devint membre de la SS, d’abord en Autriche et puis en Allemagne, l’antisémitisme ne peut pas expliquer sa carrière dans la SS ou son entrée au SD. Au contraire, lorsqu'il rejoignit le SD, c’était alors une organisation faible au sein du parti, avec peu de moyens financiers et marginale, qui n’avait pas de mission particulière en rapport avec les affaires juives et peu d'influence sur quoi que ce fût. Lorsque Eichmann fut recruté au sein du département des affaires juives nouvellement créé au SD, il passa sous l'influence d’Elder von Mildenstein, qui dénigrait l’antisémitisme de bas étage de Joseph Goebbels et de Julius Streicher, le rédacteur en chef de la revue antisémite fanatique, Der Stürmer. Mildenstein incita Eichmann à s’informer sur le sionisme et soutenait que le SD devrait proposer de résoudre la «question juive » en Allemagne en encourageant une émigration en ordre des Juifs vers la Palestine. En 1936 et 1937, Eichmann fut en contact étroit avec des Juifs d’organisations sionistes présents en Allemagne. Il rencontra Feivel Polkes, un Juif palestinien, qui lui suggéra que les nazis et les sionistes devraient travailler ensemble pour accélérer l’émigration juive. En novembre 1937, Eichmann voyagea au Proche- Orient pour étudier ces possibilités et il visita brièvement la patrie historique des Juifs. À cette époque, il combinait une vue relativement bienveillante à l’égard du sionisme avec un antisémitisme assez classique. Des rapports et des comptes rendus de conférences récemment découverts, qu’il écrivit en 1937, le montrent en prise à un délire selon lequel il y aurait eu un complot juif mondial contre l’Allemagne. À l'instar de ses camarades du SD, Eichmann estimait que les Juifs étaient une force «ennemie». C’était une forme de haine des Juifs particulièrement froide, comme
distillée, qui lui permettait d’avoir des relations civiles avec des Juifs pris individuellement, en particulier des sionistes, tout en travaillant sans relâche à débarrasser le Reich de ses habitants juifs et à combattre la «puissance » d’une «juiverie mondiale » mythifiée.
En mars 1938, au lendemain de l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne, Eichmann fut assigné au bureau de Vienne du SD, où il fut responsable d’une accélération drastique de l’émigration juive. Ses exploits furent applaudis par ses chefs à Berlin et ses méthodes furent plus tard prises comme modèle pour la gestion des affaires juives à Prague et à Berlin. Il reçut la charge d’une série de bureaux qui organisèrent l’émigration forcée des Juifs avec un mélange de terreur et de chicanerie. La plupart des biographies d’Eichmann présentent ce moment comme une avancée décisive. Le juriste Robert Kempner, procureur pour les crimes de guerre, décrivit ainsi cette mutation comme le «tremplin» de sa carrière. De nombreux commentateurs acquiescèrent avec Eichmann lorsqu'il se vanta que sa grande «réussite» à Vienne avait été d’imaginer un système de «convoyeur mécanique» pour accélérer l’émigration juive. Il est courant d'envisager ce moment comme celui où il passa d’un rôle de bureaucrate mineur à celui de génocidairet®,
Les origines du «modèle viennois » sont toutefois plus complexes et plus controversées qu’il n’y paraît. L’idée d’un bureau centralisé pour l’émigration fut en fait pensée par des responsables juifs viennois, et le système fonctionna parce que ces mêmes responsables l’administrèrent pour les nazis. Puisque le rôle joué par Eichmann à Vienne fut exagéré, certains purent dès lors le considérer — à tort —- comme annonciateur de ses excès futurs. Il est en effet tout aussi trompeur de faire découler ses activités ultérieures de ce moment que de lire les origines de la «solution finale » dans les événements de 1938. La politique juive des nazis connut plusieurs mutations avant d’arriver au meurtre à grande échelle, et, plus tard encore, à l’extermination systématique. Un moment crucial dans cette transition eut peu de chose à voir avec les Juifs. Il s’agit du nettoyage ethnique massif de l’ouest de la Pologne en 1939-1940, ordonné par Hitler afin de permettre l'installation des Allemands de souche évacués des zones tombées, ou sur le point de tomber, sous contrôle soviétique. Au cours des années 1980 et 1990, les historiens Christopher Browning, Gôtz Aly et Suzanne Heiïm
ont montré que la politique de population nazie était liée de façon symbiotique à leur «politique juive», dans la mesure où les Polonais et les Juifs étaient déplacés en prévision de l’installation d’Allemands de souche. Heydrich, qui représentait la dimension sécuritaire de la SS, et Eichmann furent les principaux exécutants de cette politique. Entre décembre 1939 et mars 1941, ce dernier joua un rôle central dans l’expulsion brutale de plus de cinq cent mille Polonais et Juifs. C’est cette expérience qui le fit passer d'expert en matière d’émigration volontaire et forcée à expert des
déportations de massel7.
Pendant des décennies, ce tournant dans la carrière d’Eichmann passa quasiment inaperçu. Les accusateurs israéliens, moins intéressés par le sort des Polonais, laissèrent de côté ses activités en Pologne et omirent de souligner les processus qui comprenaient émigration forcée, expulsions et déportation. Dans cette perspective, ils antidatèrent le génocide à septembre 1939, parce que cela allait dans le sens de leur perspective judéo- centrique, et ils tentèrent de tordre les faits pour les faire rentrer dans ce calendrier. Une très large attention fut consacrée à la mise en œuvre par Eichmann de la première déportation de masse de Juifs vers une «réserve » proche de Lublin, dans le sud de la Pologne, le fameux «plan Nisko», imaginé en octobre 1939. Nisko fut mis en avant au cours du procès d’Eichmann, parce qu’il sembla que le projet avait été principalement son idée et parce que l’accusation voulait établir que son intention de déporter les Juifs en Pologne et de les exécuter là-bas s’était manifestée dès septembre 1939. Au contraire, Eichmann soutenait, quant à lui, qu’il avait conçu le projet comme une entreprise quasi sioniste, dans le but de créer un territoire autonome pour les Juifs, une «solution territoriale ». L’accusation ridiculisa cette idée, mais, quand bien même elle aurait été mensongère, il n’est pas démontré que les vrais objectifs des premières déportations et expulsions eussent été génocidaires.
Au cours de l’année 1940, Eïichmann fut impliqué dans d’autres expulsions de masse et conçut des plans pour déporter quatre millions de Juifs européens vers l’île de Madagascar. Ce plan était d’une insensibilité extrême et aurait, à n’en pas douter, provoqué la mort d’un très grand nombre de déportés. Toutefois, au-delà du ridicule de sa déclaration, selon laquelle il souhaitait alors devenir le nouveau Herzl (le fondateur du
sionisme moderne), il y a de bonnes raisons d’estimer que le plan de Madagascar était le prolongement de ses aspirations à l’émigration forcée plutôt qu’un pont vers l’annihilation physique des Juifs. À cette époque, Eichmann ne se considérait certainement pas comme un tueur de Juifs. Il continua à défendre l’émigration juive et travailla tout au long de l’année 1940 avec des organisations sionistes et des passeurs juifs qui faisaient passer clandestinement des Juifs en Palestinel8.
Au bout du compte, tous ces différents projets finirent par échouer. Hannah Arendt a suggéré qu’Eichmann ne parvint finalement à se racheter du désastre de Nisko, qui dut être annulé peu de temps après son lancement, que lorsqu'il décida de saisir la chance qui s’offrait à lui d’organiser le génocide contre les Juifs. Dans cette version des faits, Eichmann pénètre sur la scène de l’histoire à Vienne, il y connaît un grand succès et une ascension vertigineuse, saborde tout à Nisko et travaille ensuite à revenir en grâce en organisant le crime de massel?, Toutefois, l’«échec» du plan Nisko ne fut pas perçu par Himmiler, ou bien par Heydrich, comme un revers important dans leur politique antijuive. Peu de temps après, Eichmann se vit confier un poste encore plus prestigieux à la tête de l’Office central pour l’émigration des Juifs du Reich tout entier, et il devint rapidement la cheville ouvrière des opérations de nettoyage ethnique en Pologne. Ce n’était pas de sa faute si les plans ambitieux de Himmler consistant à déplacer des centaines de milliers de Polonais et de Juifs pour faire de la place aux Allemands de souche s’étaient avérés irréalistes. Si les autorités allemandes dans les territoires annexés et dans les régions occupées de Pologne étaient bien disposées à se débarrasser de bouches «indésirables », personne ne souhaitait les accueillir ailleurs. C’est bien l’échec systémique des plans de relocalisation de Himmler qui incitèrent l’élite de la SS à chercher une nouvelle «solution» pour les Juifs. Lorsque Hitler décida d’envahir le territoire de l’Union soviétique, tous les yeux se tournèrent vers les vastes espaces inoccupés de Sibérie. Mais l’invasion nazie de la Russie fut stoppée à la fin de l’automne 1941, et la solution espérée s’évapora. La situation plaça les dirigeants de la SS devant un dilemme, et entraîna une transformation fondamentale dans le travail d’Eichmann.
Toutefois ce n’est pas ainsi que les choses étaient comprises au cours des années 1960. Lors du procès d’Eichmann, l’accusation maintint que Hitler
avait ordonné l’annihilation biologique des Juifs d'Europe au cours de l’été 1941, à peu près au moment de l’attaque de l’Union soviétique. À partir des connaissances historiques et des documents alors disponibles, Gideon Hausner soutint, quant à lui, que, en juillet 1941, Heydrich, le supérieur hiérarchique d’Eichmann, avait été chargé de préparer la «solution finale ». Heydrich, qui dirigeait le Reichssicherheitshauptamt (l'Office central de la sécurité du Reich, RSHA), délégua la recherche et la planification à Eichmann, dont la section au sein de la Gestapo, Referat IV-B4, était responsable des «affaires juives ». À cette époque, les escadrons de la mort de la SS, unités mobiles connues sous le nom d’Einsatzgruppen, avaient déjà entamé l’assassinat massif par balles de Juifs sur le territoire soviétique. Fichmann fut personnellement le témoin d’un de ces massacres et, tout comme Himmler, il considéra qu’il serait impossible d’éliminer un plus grand nombre de Juifs en recourant uniquement à cette méthode. Il fut également envoyé par son supérieur hiérarchique, Heinrich Müller, le chef de la Gestapo, assister à des opérations de gazage par camion et, lors de son procès, l’accusation affirma qu’il avait joué un rôle clé dans le développement du crime de masse au moyen de gaz empoisonné.
Néanmoins, des recherches récentes ont montré qu’entre juillet 1941 et janvier 1942, le sort qui serait réservé aux Juifs était encore incertain. Ces atermoiements au sommet remettent en question les explications précédentes, assez simplistes, qui font d’Eichmann l’un des pionniers du génocide. Contrairement aux affirmations de l’accusation, il ne prit aucune part à la décision de massacrer des Juifs en territoire soviétique. Il fut certes étroitement impliqué dans les mesures prises pour déporter les Juifs du III Reich à la suite d’une décision de Hitler en septembre 1941, mais ce dernier stipula alors expressément que ces Juifs ne devaient pas être tués. Au lieu de cela, ils devaient être envoyés dans des ghettos à l’Est. Les autorités d’occupation, qui répugnaient à accueillir le moindre flux de Juifs, cédèrent et elles trouvèrent les moyens de gérer les nouveaux arrivants indésirables. C’est alors qu’il fut décidé de faire de la place pour les futurs convois en massacrant une partie de la population juive déjà sur place. Après tout, les conditions de vie dans les ghettos étaient misérables et mettre fin aux vies des personnes âgées, des faibles et des malades qui ne pouvaient pas travailler, toutes ces «bouches inutiles», ressemblait au programme
d’«euthanasie» qui avait précédemment été mis en œuvre en Allemagne. Au cours de l’automne 1941, des préparatifs furent faits pour organiser des génocides locaux en Pologne, mais cela n’est lié à Eichmann que de façon très ténue. Ce dernier parcourut les territoires de l’Est afin de superviser la réception des Juifs déportés du Reich, et non pas pour étudier, planifier ou orchestrer un projet d’extermination paneuropéen.
Il est possible de suggérer que la décision de déclencher un génocide à l’échelle européenne fut prise lors du sommet qui réunit les hauts dirigeants du régime nazi à l’automne 1941, mais il n’en demeure pas moins que l’assassinat en masse des Juifs du Reich n’était pas encore permis, qu’il n’y avait encore aucun projet et aucun moyen dédié à la déportation des Juifs de l’Ouest, et qu'aucune installation destinée au meurtre à grande échelle ne fut disponible avant le printemps 194222, Eichmann lui-même déclara qu’il avait entendu parler d’une décision du Führer à la fin août ou à la fin septembre, mais il était bien sûr dans son intérêt d’antidater l’affaire afin de se protéger. D’autres éléments suggèrent qu’il se trouvait alors dans un état de grande incertitude. La «solution à venir de la question juive», qu’il mentionne dans sa correspondance à partir du milieu de 1941, faisait référence à la déportation massive attendue de Juifs vers les vastes étendues de Russie, perspective certes terrible mais bien différente du génocide. Ces plans pourraient ainsi être vus comme le prolongement de ses activités antérieures plutôt que comme une rupture avec celles-ci. Eichmann savait néanmoins que des massacres avaient lieu à l’Est et que différents cadres de la SS étaient chargés des opérations. Les exécutions par balles et les gazages de masse, auxquels il avait assisté, l’avaient profondément troublé, parce que de telles méthodes menaçaient de mettre un terme à une politique d’émigration qu’il avait lui-même dirigée et perfectionnéel. Il avait également été révolté par ce qu’il avait vu sur les lieux des massacres. Ce tournant dans sa vie et dans sa carrière implique qu’Eichmann, à l’instar de nombreux autres auteurs du génocide, n’était pas un «tueur né». Il indique qu’il n’y avait pas de progression logique et nécessaire dans sa carrière, entre l’expert aux affaires juives et l’homme qui organisa la déportation de millions d’êtres humains vers la mort. Il fallut d’abord qu’il apprenne ce que signifiait être un génocidaire, pour ensuite faire le choix d’en devenir un.
L’idée qu’Eichmann aurait simplement suivi les ordres sans y penser, comme Hannah Arendt l’a soutenu, relève bel et bien du mythe. Sans même évoquer la possibilité qu’il aurait eu de demander à se faire muter à un autre poste, on sait maintenant que la chaîne de commandement nazie ne fonctionnait pas de cette manière. En 1960, le II Reich était compris comme un État totalitaire pris sous le joug d’un dictateur au pouvoir absolu. À la lumière de cette conception alors dominante, le catalogue dressé par Eichmann des antagonismes politiques auxquels il lui avait fallu faire face, de ses expériences qui tournèrent court, des conflits internes et de la confusion qui régnaient sembla n’être qu’un vulgaire alibi. Toutefois, au cours des années 1970, des historiens allemands, tels Martin Broszat et Hans Mommsen, commencèrent à réinterpréter le III° Reich d’une manière qui conféra une certaine crédibilité aux déclarations d’Eichmann. Ces recherches firent apparaître une Allemagne nazie ressemblant moins à un monolithe totalitaire qu’à un enchevêtrement d’agences d’État et du parti en concurrence les unes avec les autres, présidées par Hitler de manière souvent erratique et au sein desquelles les politiques étaient le plus souvent le résultat de compromis entre des individus et des groupes d’intérêts puissants=2, Malgré ces études, qui démontrèrent de manière convaincante ces équivoques et cette grande confusion, l’appréciation d’Arendt se vit accorder un statut presque scientifique grâce aux «recherches» de Stanley Milgram sur la propension des individus à l’obéissance aux ordres. Milgram conclut que les personnes ordinaires sont capables de tout si elles en reçoivent l’instruction de figures d’autorité: «La disparition d’un sentiment de moralité est la conséquence la plus profonde de la soumission à un système d’autorité.» La science sembla ainsi étayer la thèse d’Arendt, selon laquelle l’obéissance quasi robotique d’Eichmann aux ordres venus d’en haut explique en partie comment il put en arriver à commettre des actes criminels. L'État nazi était cependant rarement capable de produire des ordres aussi catégoriques et dénués d’équivoque. Eichmann perdit peut-être tout sens moral, mais cela ne peut être expliqué simplement en faisant référence au «système d’autorité» au sein duquel il évoluait£s,
À la mi-décembre 1941 au plus tard, une décision fut prise d’entamer un génocide contre les Juifs à l’échelle européenne. Lors de la conférence de Wannsee de janvier 1942, tous les génocides locaux furent coordonnés au
sein d’une unique entreprise monstrueuse, et il fut annoncé que l’Europe allait être «passée au peigne fin» pour la débarrasser des Juifs, de l’Ouest jusqu’à l’Est. Eichmann aida à l’organisation de la conférence et il en rédigea le compte rendu. C’est là qu’il franchit véritablement le Rubicon, et, comme il le dit plus tard, il en ressentit une certaine «satisfaction ». L’une des raisons qu’il évoqua pour expliquer cette émotion surprenante tenait au fait que la décision du génocide avait été prise par les «pontes » du parti et qu’en tant que simple subordonné, il pouvait se laver les mains de toute responsabilité : une satisfaction à la Pilate, en quelque sorte. Il y avait cependant une autre raison, que l’intéressé passa sous silence : une fois qu’il allait accepter sa fonction d’administrateur de génocide, il pourrait être sûr de sa position et de son rôle.
À la suite d’une difficile période de transition dans les politiques menées et de réorganisation, Eichmann présida, entre 1942 et 1944, la machinerie de la déportation. Lors de son procès, l’accusation créa l’image d’un commandant tout-puissant et rempli de haine à la tête d’un appareil lisse et efficace, très loin de ses propres déclarations, parfois incohérentes, décrivant ses frustrations et ses échecs, qui furent écartées par la cour qui les jugea grotesques. En fait, le pouvoir d’Eichmann était très étroitement circonscrit. Il ne décida jamais lui-même des politiques suivies et son rôle fut toujours limité à leur mise en œuvre. Dans cette entreprise, il était tiraillé entre des juridictions concurrentes et, à partir de 1943, comme le souligna fort justement Hannah Arendt, son bureau avait perdu son monopole sur la «question juive»2, Malgré ces limites, Eichmann parvint à organiser la déportation de millions d’êtres humains vers la mort. Il administra le génocide de la même manière que n’importe quel directeur général gérerait une entreprise multinationale. Ceci ne doit pas nous amener à croire qu’il s’agissait simplement d’une entreprise, rationnelle et bien propre : c’est là encore un autre mythe. En fait, la réalité de la souffrance, de la destruction et de la mort s’immisça constamment dans le calme feutré des bureaux occupés par les services d’Eichmann au 116 Kurfürstenstrasse, dans un quartier prisé à l’ouest du centre de Berlin.
Pour ceux qui seraient à la recherche de preuves associant Fichmann à une figure démoniaque, les événements de Hongrie en 1944 semblent avoir beaucoup à offrir. Aucun moment de sa carrière ne fut plus macabre et
effroyable. On comptait alors 750000 Juifs sur le territoire hongrois, lorsque l’Allemagne occupa le pays en mars 1944. Entre avril et juillet 1944, 437000 d’entre eux furent envoyés dans des ghettos et déportés à Auschwitz-Birkenau, où les trois quarts furent massacrés dès leur arrivée. Eichmann se rendit en Hongrie avec son équipe presque au complet et il dirigea personnellement les déportations. Pour la première fois, il commanda sur le terrain son propre Sonderkommando, constitué de ses hommes les plus loyaux et les plus expérimentés. Ensemble, ils contrôlaient la situation avec une telle aisance qu’ils se jouèrent des Juifs hongrois, leur extorquant des pots-de-vin et les utilisant comme des pions dans les manœuvres de guerre contre les Alliés. Eichmann fit notamment la proposition infâme d’épargner un million de Juifs en échange de la livraison de dix mille camions à la Waffen-SS. Lorsque les autorités hongroises commencèrent à se montrer réticentes vis-à-vis du programme de déportations, il persista avec le plus grand mépris. À l’automne 1944, après un changement de régime à Budapest, il reprit les déportations et se lança dans un duel acrimonieux avec Raoul Wallenberg et d’autres diplomates qui voulaient protéger les derniers Juifs encore vivants. Eichmann fit preuve d’un fanatisme indubitable dans ses efforts pour déporter ceux qui restaient : il alla même jusqu’à se quereller avec Himmler, lequel commençait à avoir quelques hésitations. Lors du procès d’Eichmann, on considéra que la destruction des Juifs hongrois méritait un chef d’accusation séparé, et la plupart des récits sur sa vie décrivent l’épisode hongrois comme l’apogée de ses horribles méfaits, le point culminant de sa cruauté. Comme l’écrit Yaacov Lozowick: «Quiconque voudra voir en Eichmann une figure diabolique qui a actionné les leviers de la “solution finale” cherchera confirmation de cela dans les événements de Hongrie. »
Toutefois, aussi atroce qu’elle ait pu être, l’activité d’Eichmann en Hongrie relève également en partie du mythe. Un examen approfondi indique qu’il ne représentait qu’une des nombreuses agences nazies œuvrant à la destruction des Juifs hongrois. Lui et ses hommes n’étaient pas uniquement animés par une haine irrationnelle. Ils considéraient la spoliation de la population juive et l’envoi de Juifs vers les camps de travail forcé du Reich comme participant de l’effort de guerre. Eichmann fut certainement à l’initiative et responsable de l’organisation des déportations,
mais ses actions furent rapidement entravées par les sempiternels conflits de juridiction. Son «succès» reposa aussi sur le dévouement fanatique des Hongrois, qui privèrent les Juifs de leurs droits et de leurs biens, organisèrent et exécutèrent les rafles, montèrent la garde dans les ghettos et forcèrent les Juifs à monter dans les trains de déportation. En effet, si l’on considère de façon plus nuancée le rôle d’Eichmann en Hongrie, on s’aperçoit que son pouvoir et son influence sur la «question juive» étaient alors en déclin. Sa mission n’était pas seulement d’étendre les opérations de crime de masse qu’il avait précédemment orchestrées. Dès le départ, une certaine confusion régnait à propos de l’objet de cette mission, assortie d’une tension entre les objectifs du ministère des Affaires étrangères et ceux du RSHA, auquel il était subordonné. IL y avait aussi un conflit d’intérêts entre les agences économiques du Reich, qui réclamaient désespérément des Juifs comme main-d’œuvre, et le bureau IV-B4 que dirigeait Eichmann, dont le but principal était de les assassiner. Dans cette perpétuelle lutte d'intérêts, Fichmann fut dépassé et débordé en plus d’une occasion. Finalement, son unité fut dissoute et renvoyée en Allemagne, et lui fut humilié et laissé à Budapest pour calmer ses esprits. En Hongrie, la carrière d’Eichmann ferma ainsi en quelque sorte une boucle. En revenant sur ses décisions, Himmler ressuscita la politique d’émigration des Juifs, et Eichmann se retrouva une nouvelle fois à discuter de la Palestine et à négocier avec des sionistes. Il fut même dépêché pour évacuer quelque 10000 Volksdeutsche d’une région proche de la frontière hungaro-roumaine. Alors que le III Reich s’effondrait autour de lui, il fut défait de ses pouvoirs et traité comme un paria par ses anciens camarades.
Eichmann réussit pourtant à échapper au naufrage et il passa dans la clandestinité. En 1950, il parvint à atteindre l’Argentine, où il entama une nouvelle vie. Jusqu’au début des années 1990, les détails précis de