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LIBRARY OF THE AMERICAN MUSEUM OF NATURAL HISTORY |
LE CHlEiN
SON HISTOIRE, SES EXPLOITS, SES AYENTUBES
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LE CHIEfS
SON HISTOIRE, SES RXPLOITS, SES AVRNTIRES
ALFRED BARBOU
Do la Di IjI io llu'q ne Sa i ii t o-Ge iiev iù ve
OUVRAGE ILLUSTRE DE 87 COMPOSITIONS
Par Emile BAYARD, COUTURIER, Ch. JACQUE, Adrien MARIE VOGEL, etc.. etc.
PARIS
LIBR.MKIE FURNE
JOIVI-T I:T es ÉDIÏIUÎRS
O, KUE PAI,.\TINE
M DCCC LXXXm Tous droits réservés
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A MONSIEUR XAVIER MARMIER
De l'Académie Française.
Monsieur et cher Maître,
C'est à vous que je dois l'idée de ce liore destiné à faire aimer des animaux qui rendent à l'humanité d'immenses services.
Vous m'avez encouragé et aidé dans ma tâche.
Je vous prie de vouloir bien accepter la dédicace de cet ouvrage dont l'inspiration est une preuve nouvelle de la bonté de votre cœur.
Veuillez agréer^ Monsieur et cher Maître, l'expression de ma gratitude,
Alfred BARBOU.
LE CHIEN
CHAPITRE PRÉLIMINAIRE
" The rich man's guardian, and the poor man's friend Theonbj créature faithful io the end."
ce Gardien du riche, ami du pauvre, seule créature fidèle jusqu'à la mort », le chien tient une grande place dans les sociétés humaines ; il est intimement mêlé à notre vie : écrire son histoire, c'est en réalité ajouter un chapitre à l'histoire de l'homme. L'œuvre est difficile, les chiens n'ayant pas encore l'habitude de nous confier leurs sensa- tions. Toutefois, les « documents canins » ne font pas défaut
k LE CHIEN.
et peut-être est-il plus aisé de dire sur eux la vérité parce qu'ils ne parlent ni n'écrivent.
« Voyez-vous, me disait un jour un savant vétérinaire qui est aussi un docteur en médecine, j'aime mieux soigner les bêtes que les gens, parce que les bêles ne me trompentpoint. Les chiens aboient suffisamment pour m'indiquer qu'ils soufTrent; ils ne parlent pas assez pour déguiser la vérité et égarer mon diagnostic avec des mensonges ; aussi je les guéris mieux. »
Peut-être à notre tour peindrons-nous l'espèce canine plus aisément que la nôtre, et pour simplifier notre tâche nous éviterons autant que possible les classifications. ' Toussenel écrivant sa Zoologie passionnelle ne reconnais- sait qu'une classification logique et raisonnable, celle qui repose sur l'analogie des rapports passionnels entre l'homme et les choses créées. Il a prétendu qu'il faut envisager la bête au point de vue de sa ressemblance morale avec l'homme , parce que la bête est le miroir de l'homme ; il a été jusqu'à affirmer que le chien a exercé une influence polilique sur la constitution des sociétés anciennes et modernes, et il a établi son parallèle en notant les fourberies ingénieuses du braque Castagno et la diplomatie raffinée des chiens de poste de Sibérie.
Toussenel avait raison jusqu'à un certain point et nous voulons, selon son conseil, étudier l'espèce canine dans ses ressemblances morales avec la nôtre ; mais, par bonheur, le chien n'est pas devenu le fidèle miroir de l'homme, à qui il ne ressemble guère que par ses beaux côtés. Lorsqu'on le compare à nous, l'avantage ne nous reste pas.
Michel Cervantes l'a montré en prêtant à deux chiens, deve- nus célèbres grâce à lui, l'appréciation des actes des hommes.
CHAPITRE PRELIMINAIRE. 5
C'est dans le volume de Nouvelles qui complète l'œuvre de l'auteur de Don Quichotte que nous avons trouvé la cu- rieuse histoire que voici : elle est intitulée :
Le Colloque de Scipion et de Bergance, chiens de Vhôpilalde la Résurrection de Valladolid, appelés communément les chiens de Mahudez, qui se moquent plaisamment de toutes sortes de personnes.
Ces deux chiens qui, depuis qu'ils ont eu la force de ron- ger leur premier os, c'est-à-dire depuis qu'ils ont atteint l'âge viril, sont possédés du désir de parler, se trouvent par miracle en possession de la parole; ils s'en donnent à cœur joie et font la satire de l'humanité, une douce satire tempérée par la honte des causeurs, Bergance et Scipion.
Bergance, qui d'ahord a été chien de boucher, se souvient des lectures que faisait la bouchère et se moque des mau- vais livres de l'époque ; elle était toute à la bergerie, cette bouchère, et se complaisait à voir dans les romans de cheva- lerie la description des ruisseaux murmurants et des prai- ries toujours vertes. Bergance nous apprendrait ce que cela n'empêchait point à sa maîtresse de faire, si son compagnon Scipion ne l'arrêtait sur la pente de la médisance. Bergance parle alors des mœurs du boucher qui non seulement égor- geait chaque jour les animaux avec tranquillité, mais encore se servait de son couteau pour se battre avec ses sem- blables et les tuait comme ses moutons.
Bergance faisait les commissions avec un cabas. Un jour on lui ravit le contenu du panier et on le remplaça par un objet sans valeur; son maître voulut l'assommer. Il s'enfuit, se réfugia près d'un troupeau, devint chien de berger et veilla sur les brebis avec le plus grand soin, heureux de gagner honnêtement sa vie. Souvent il entendait le berger
6 LE CHIEN.
crier au loup pendant la nuit; alors il s'élançait, et malgré ses courses en forêt, quoiqu'il déchirât ses pattes aux cail- loux du chemin et aux ronces des buissons, il ne parvenait point à trouver la trace du ravisseur.
Un soir il s'embusqua : près de lui : à sa grande surprise, des pasteurs voisins saisirent un mouton des meilleurs et le tuèrent de façon qu'on eût dit véritablement qu'un loup l'avait égorgé, puis emportèrent le meilleur de la chair.
Il fut si révolté de voir des hommes à qui des brebis étaient données en garde tuer les brebis de leurs amis, qu'il s'échappa encore et s'alla mettre au service d'un riche marchand de Séville.
Et comme son interlocuteur Scipion, en brave chien qui désire honnêtement s'instruire, lui demande par quel moyen il se faisait agréer d'un nouveau maître :
« Bien simplement, répond Bergance, par l'humilité, qui est la base et le fondement de toutes les vertus et qui des ennemis fait des amis. «
Le marchand fit un chien de garde de Bergance qui s'ac- quitta au mieux de sa mission, ne dormant jamais la nuit, aboyant au moindre bruit et gagnant vite l'affection du maî- tre de la maison, affection qui se traduisit par de bonnes pâtées.
Une fois en place, Bergance observe les habitants de Sé- ville. Il s'étonne de voir les gentilshommes et les chevaliers jouer aux charlatans et danser en public pour se faire ap- plaudir.
Il est surpris aussi de ce que les marchands enrichis donnent tout à leurs fils et les fassent monter en carrosse, alors qu'eux-mêmes continuent d'aller à pied et ne prennent point un moment de repos afin de pouvoir entretenir les
CHAPITRE PRELIMINAIRE. 7
domestiques de leurs enfants, et travaillent jour et nuit pour payer les p(klagogues qui font l'éducation de leurs héritiers.
Un fâcheux événement contraint Bergance à s'enfuir de Séville ; il se permet de dénoncer par ses aboiements une servante infidèle qui essaye de l'empoisonner. Il se place alors chez un recors, mais son honnêteté se trouve une fois de plus mise à une trop rude épreuve : le recors était l'ami de tous les voleurs de la ville. Bergance Irouve le moyen de le dénoncer, mais il prend de nouveau ses jambes à son cou et devient, au service d'an rufian, une sorte de chien savant, sautant pour tout le monde, buvant du vin, dansant et chan- tant. A la fin d'une de ses représentations il s'en va au rendez-vous que lui donne une sorcière, laquelle veut lui persuader qu'il est fils de sorcière; l'honnête Bergance indigné veut mettre la vieille en pièces et s'échappe pour ne pas être lapidé.
Il tombe au milieu d'une bande d'Égyptiens avares et voleurs parmi lesquels il découvre les types les plus curieux, entre autres un jeune homme que nous lui laissons le soin de nous présenter : « Il s'occupait à écrire dans un livre et de temps en temps se frappait le front avec la main, se mordait les ongles et regardait le ciel, puis murmurait entre ses dents, et s'écriait: « Pardieu c'est la meilleure stance que j'aie faite », et se hâtait de la tracer, témoignant un extrême contentement, ce qui me fit comprendre que ce pauvre malheureux devait être un poète. Je lui prodiguai mes caresses. »
Bergance devint le chien du poète, ce qui lui permit de faire connaissance de comédiens ridicules, de voir des mathéma- ticiens, des inventeurs et des philosophes. Il ne se plaint
8 LE CHIEN.
que d'une chose, c'est que le poète l'ait mal nourri. Mais Sci- pion qui lui donne la réplique s'oppose à ce qu'il continue de médire, et les deux chiens, au moment oi^i le jour parais- sant les prive de la parole, concluent que la vertu est toujours rare et qu'il la faut aimer.
Sous son apparente bonhomie la leçon est cruelle, mais il est certain que les hommes n'en ont point fait et n'en feront jamais leur profit. Sans médire non plus de nos sembla- bles, nous nous contenterons de dire du chien tout le bien que nous en pensons. Chacun conclura à sa guise.
Bien longtemps avant M. de Buffon des écrivains ont fait l'éloge et l'apologie du chien. L'affection de l'homme pour ce fidèle compagnon à quatre pattes date certainement de l'époque où il se trouva mêlé à l'existence humaine, époque incertaine. L'être humain, dont la reconnaissance n'est cependant pas la vertu principale, n'a pu se montrer ingrat envers le serviteur dévoué qui seul ne l'abandonne pas dans la peine et dans la douleur, qui répond à ses mauvais traitements par des caresses et qui ne semble vivre que pour chercher à plaire et à rendre service.
Il le faut, hélas! reconnaître: dans notre existence si pleine de désenchantements et de souffrances, les amitiés les plus certaines nous échappent parfois, les dévouements les plus sûrs se peuvent transformer en trahisons; il n'existe qu'un être incapable de nous délaisser et de nous abandon- ner : c'est le chien. On ne cite qu'un seul chien célèbre par son ingratitude, a écrit Chateaubriand. Celte exception ne fait que confirmer la règle, et l'on peut affirmer, sans rire, avec Chai'let, dont l'humour égalait le talent : ce qu'il y a de meilleur dans l'homme, c'est le chien.
«Il semble, dit Voltaire dans le Dictionnaire philosophique,
CHAPITRE PRELIMINAIRE. 9
que la nature ait donné le chien à l'homme pour sa défense et pour son plaisir. C'est de tous les animaux le plus fidèle, c'est le meilleur ami que puisse avoir l'homme... Ce qu'on raconte de la sagacité, de l'obéissance, de l'amitié, du courage des chiens, est prodigieux et est vrai... »
l'homme et son fidèle compagnon.
L'hommage rendu à cet animal est universel; les philoso- phes l'ont honoré, les romanciers ont raconté ses aventures, les fabulistes lui ont prêté la parole, et les poètes l'ont chanté.
Lamartine s'est écrié :
Oh! viens, dernier ami que mon pas réjouisse,
Lèche mes yeux mouillés, mets Ion cœur près du mien.
Et seuls pour nous aimer, aimons-nous, pauvre chien!
2
10 LE CHIEN.
Byron, victime des trahisons de la vie, et qui, plus qu'un autre, a souffert dans le rude combat des passions, Byron désespéré eut un chien pour consolateur.
Quand il le perdit, il pleura et écrivit cette admirable pièce qui est intitulée : Inscription sur le monument du chien de Terre-Neuve (Newoteard-abbey, octobre 1808) :
« Quand un orgueilleux fils des hommes retourne à la terre, inconnu à la gloire, mais issu d'une noble race, l'art du sculpteur épuise la pompe de la douleur, et l'urne nous apprend quel est celui dont elle contient la cendre.
« Quand tout est fini pour lui, on voit sur la tombe ce que le défunt aurait dû être, et non ce qu'il a été : mais le pau- vre chien, notre meilleur ami dans la vie, le premier à venir saluer notre retour, le premier à nous défendre, loyal et fidèle à son maîlre, travaillant, combattant et vivant pour lui seul, succombe sans honneur; on oublie son mérite, et l'àme qu'il avait sur la terre lui est refusée dans le ciel. L'homme, vain insecte, espère être pardonné, et réclame le droit exclusif d'habiter le céleste séjour.
« Homme ! toi qui jouis d'une heure de vie, dégradé par la servrtude ou corrompu par le pouvoir, celui qui te connaît bien doit te quitter avec dégoût... Poussière animée! ton amour n'est que luxure, ton amitié, perfidie, ton sourire, hypocrisie, tes paroles, mensonges. Yil par ta nature, enno- bli par ton nom seul, il n'est pas de race d'animaux qui ne puisse te faire rougir!... 0 vous qui par hasard voyez cette urne simple, passez... Elle n'honore personne que vous voudriez pleurer : ces pierres ont été élevées sur les dépouil- les d'un ami; je n'en ai connu qu'un, c'est ici qu'il repose. «
Tous les grands esprits et tous les grands cœurs ont de différentes manières manifesté une semblable admiration
CHAPITRE PRELIMINAIRE. 11
pour l'espèce canine. 3Iichelet a pensé que les chiens sont des candidats à l'humanité. C'est peu. En vérité bien des hommes pourraient prendre exemple sur eux et peu d'entre nous possèdent autant do vertus cjue ces modestes ani- maux.
Sont-ils véritablement doués d'intelligence? Montaigne répondait: Que sais-je? La science moderne répond oui.
L'illustre docteur Broca a affirmé cjue de l'homme à l'ani- mal, dans le cerveau et dans ses fonctions, tout se réduit à une question de degré. Telle est la doctrine du darwinisme. Cette opinion est basée sur l'expérience et sur les faits; il la faut préférer certes à la formule théologique exposée par Descartes et qui n'accorde à l'animal que l'automatisme, c'est-à-dire le caractère purement machinal des mouvements auxquels la volonté ne participe pas. Non, les animaux, et particulièrement les chiens, ne sont pas seulement des machi- nes. Ils pensent, ils réfléchissent, ils raisonnent, ils se sou- viennent; ils font preuve d'initiative, ils sont susceptibles d'éducation. Sans cesse, aux yeux de l'observateur, les ani- maux prouvent leurs facultés raisonnantes.
Qui oserait encore soutenir avec Malebranche que les ani- maux mangent sans plaisir, crient sans douleur, croissent sans le savoir, ne désirent rien, ne craignent rien, ne recon- naissent rien?
Parlant de cette étrange affirmation, Bernardin de Saint- Pierre a écrit :
« Des philosophes fameux, infidèles au témoignage de leur raison et de leur conscience, ont osé parler des animaux comme de simples machines. Ils leur attribuent des instincts aveugles, qui règlent d'une manière uniforme toutes leurs aciions, sans passion, sans volonté, sans choix et même sans
12 LE CHIEN.
aucune sensibilité. J'en marquais un jour mon étonnement il Jean-Jacques Rousseau; je lui disais qu'il était bien étrange que des hommes de génie eussent soutenu une thèse aussi extravagante ; il me répondit fort sagement : « C'est que, « quand l'homme commence à raisonner, il cesse de sentir. »
Nous ne développerons pas davantage cette digression philosophique. L'intelligence de l'animal est évidente. Ceux qui attribuent les qualités du chien à son odorat n'ont jamais vu vieillir près d'eux un chien dont la fidélité n'a point diminué, quoiqu'il soit devenu impropre à se servir de son odorat pour la chasse.
Oui, certes, le chien raisonne, moins puissamment que l'homme, parce que le cerveau est moins puissant, mais il est ridicule de prétendre qu'il n'obéit qu'à d'aveugles ins- tincts.
Il est possible c{u'il n'ait point la conception de la mort; il est évident, il est certain qu'il manque de notre esprit d'initiative, mais s'il n'a pas ce que nous nommons la con- science, en revanche il possède deux facultés indéniables, la mémoire et la comparaison, facultés à l'aide desquelles il associe ses idées.
Convenir que son intelligence est susceptible de culture, c'est du reste déclarer que cette intelligence existe, et sur ce point l'illustre Flourens s'est prononcé de façon à ne laisser aucun doute. A l'aide des actions cette démonstration se fait claire, et nous entreprenons dans ce livre le récit des actions du chien, simplement.
Sans doute beaucoup de volumes déjà ont été consacrés à cet animal, mais, selon nous, aucun d'eux n'est complet. Certains ouvrages sont trop sérieux; certains autres écrits au hasard de la plume sans beaucoup d'ordre et sans lien.
CHAPITRE PRELIMINAIRE. 13
Profitant des matériaux amassés nous avons essayé de faire une œuvre complète, bien coordonnée, dans laquelle les compagnons des hommes sont envisagés sous leurs aspects différents, avec leurs habitudes curieuses, avec les qualités propres à chaque race, avec leurs vertus.
Le champ est d'une vaste étendue, nous nous sommes efforcé de le parcourir en entier, et nous espérons n'avoir passé sous silence rien de ce qui peut intéresser ceux qui ont pour les chiens quelque estime et quelque affection.
CHAPITRE PREMIER
LE CHIEN DANS L'HISTOIRE
Le chien a été honoré, aimé par tous les peuples de la terre; il a mérité cette affection; les services qu'il rend ont fait de lui l'ami des hommes.
Ayant à étudier une espèce si intimement mêlée à la nôtre et qui depuis la formation du monde a vécu de notre vie et n'a cessé d'être utile à notre race, nous devons citer d'abord les légendes historiques auxquelles son existence a donné lieu.
On ne cesse de commenter et d'expliquer les mythes et les légendes cosmogoniques des divers peuples de l'anti- quité; il n'est pas moins intéressant de rappeler le grand rôle joué dans les temps les plus reculés par les chiens.
La vénération ou la crainte qu'ils ont inspirées, les super-
16 LE CHIEN.
stitions dont ils ont été l'objet, les honneurs qu'on leur a rendus prouvent qu'ils occupaient une place importante dans les sociétés aujourd'hui disparues.
Il n'existe point de nation qui ne se soit préoccupée de ces quadrupèdes et qui ne leur ait assigné un rôle particulier dans son histoire.
De tous les animaux le chien est sans contredit celui dont il est le plus fréquemment question dans les anciens auteurs.
D'après Éliézer il aurait été connu des fils d'Adam; ce fidèle serviteur d'Abraham a en effet rapporté que le corps d'Abel, abandonné par Caïn à la merci des bêtes féroces, fut défendu par le chien commis à la garde de ses troupeaux.
Le Livre de Tobie et le Deutéronome s'occupent fréquem- ment des chiens. Celui de Tobie est célèbre : il fait un long- voyage pour venir annoncer au père aveugle la prochaine arrivée de son fils et la fin de ses malheurs. Déjà le chien est le symbole du dévouement.
Chez les Égyptiens le chien est adoré, révéré parce qu'il avertit l'homme, parce qu'il est considéré comme un ami.
On a retiré des nécropoles de l'ancienne Egypte un grand nombre de chiens embaumés. Ces animaux étaient pleures et ensevelis avec grande pompe; ils donnèrent nais- sance à une divinité.
Anubis était un dieu égyptien adoré sous la forme d'un chien, ou sous la forme humaine avec une tête de chien.
Si l'on en croit Plutarquc, Anubis était fils d'Osiris et de Nephthys sa sœur, unie au dieu Eyphon. Isis ayant décou- vert qu'Osiris s'était approché de Nephthys par erreur, chercha l'enfant qui était né de cet adultère et que Nephthys avait abandonné par crainte de son époux; elle le découvrit à l'aide de ses chiens et prit soin de son enfance.
Lorsque plus tard Isis courut à la recherche du corps d'Isiris que Typhon avait assassiné, elle eut pour compagnon
LE CHIEN DANS L'HISTOIRE.
17
■fidèle Anuhis, qui s'était revèlu de la peau d'un chien. Regardé comme le gardien vigilant et inséparable d'Osiris aussi bien que d'Isis, Anubis était associé à ces deux divi- nités dans le culte qu'on leur rendait. Dans un nome de l'Egypte moyenne, dont la capitale fui nommée par les Grecs Cijnopolis (ville des chiens), il recevait des honneurs par- ticuliers; l'animal qui lui était consacré, comme sym- bole vivant, le chien, y était nourri aux frais du trésor. Du reste le culte du chien s'étendait sur toutes les par- ties de l'Egypte. Juvénal a écrit : oppida tota canem vene- rantur; dans toutes les villes le chien est vénéré. De son côté Hérodote a constaté que lorsqu'un chien venait à mou- rir dans une maison, tous ceux qui habitaient cette mai- son se rasaient la tète en si- gne de deuil, puis ensevelis- saient le cadavre dans des caisses sacrées.
Confondu avec l'animal qui le représentait, Anubis a été en butte aux plaisanteries du satirique Lucien qui, dans un
de ses dialogues, montre Momus voulant mettre cet « abo- yeur » à la porte du Conseil des Dieux. Aboyeur, latrator, telle est l'épithète que donnent à Anubis tous les poètes lalins. Properce s'est indigné contre Cléopâtre qui a osé, dit-il, opposer son Anubis aboyeur à Jupiter.
5
LE DIEU ANUBIS.
18 LE CHIEN.
Ces plaisanteries n'cmpèclicrent pas le culle d'Anubis do passer en Grèce d'abord, puis à Rome, où il se maintint longtemps, môme à côté de la religion chrétienne.
Plusieurs auteurs, entre autres Plutarque et Lucain, font d'Anubis le symbole de l'horizon qui sépare le monde supé- rieur du monde inférieur. Il découvre le soleil à son lever, l'introduit dans notre hémisphère, le dérobe aux regards en le renvoyant par la porte occidentale dans rhémisphèrc inférieur, puis reprend la lune qu'il suit de même dans son cours.
Ces sortes de légendes prêtaient à la religion païenne leur charme et leur poésie.
Anubis avait pour emblème le chien, parce que le chien a la faculté de discerner les objets la nuit comme le jour, et parce que cet animal est le compagnon fidèle de l'homme, de môme qu'Anubis était le compagnon lidèle du soleil et de la lune.
Ce dieu était figuré ordinairement avec un corps d'homme et une tôte de chien.
Une statue en granit noir de la villa Albani est fort remarquable : la tête, qui tient de celle du chai, du lion et du chien, est coiffée d'une espèce de mitre chargée de plis tombant sur les épaules.
Derrière cette coiffure à laquelle les égyptologues donnent le nom de dafl se trouve un disque figurant le soleil ou la lune, ou peut-être une sorte de nimbe, d'auréole.
Quelquefois Anubis est figuré sous la forme complète du chien; dans ce cas il a le museau pointu et le corps sveltc d'un lévrier, les oreilles dressées, la queue pendante et très fournie.
Les chiens personnifiés par Anubis ont de tout temps inspiré une superstitieuse terreur aux habitants de la vallée du Nil. Ceux ci attachent de funestes présages aux aboiements entendus pendant la nuit. Et si dans les livres hébraïques,
LE CHIEN DANS L'HISTOIRE. 19
dans le Léviiiqne, le chien ne figure pas sur la triple liste des animaux purs et des animaux impurs, c'est que sans doute les premiers législateurs des douze tribus avaient appris à vénérer et à redouter le chien dans le pays d'Anubis.
Un dicton populaire exprime du reste la frayeur inspirée aux hommes par la voix de ces quadrupèdes. Après que le soleil s'est couché, lorsque le crépuscule succède au jour et que nous avons peine à percevoir les objets dans la lueur incertaine, quand vient la brune, beaucoup ne se peuvent défendre d'une impression craintive. C'est l'heure trouble où dans les bois on aurait peine à distinguer un chien d'un loup, cette demi-obscurité charmante, mystérieuse, inquié- tait Mme de Sévigné qui l'a avoué dans une de ses plus charmantes lettres : « Je crains Ventre chien et loup, quand on ne cause point, et je me trouve mieux dans les bois que toute seule dans ma chambre; c'est ce qui s'appelle se mettre dans l'eau de peur de la pluie. »
Revenant à la vénération qu'inspirait le chien dans l'an- tiquité, nous devons rappeler qu'elle est attestée dans les livres sacrés de l'Inde et de la Perse.
En sanscrit le chien est désigné par plus de cincjuanle noms, ce qui prouve suflisamment l'ancienneté de la variété des espèces. Le nom qui revient le plus souvent est celui de çvan, mot qui, si l'on en croit les étymologistes, a donné naissance à toutes les appellations des idiomes d'Europe. Dans le Zcnd-Avesla, li\rc sacré des Guèbres, monument de la civilisation aryenne, le chien, souvent cité est con- sidéré comme un des trois animaux que la religion mazdéenne ordonne aux fidèles de nourrir : « Lorsque le chien a six mois, dit un passage du livre, il faut qu'une jeune fille le nourrisse; cette fille aura le même mérite que si elle gardait le feu, fils d'Ormuzd. »
Dans la vieille Egypte on nourrissait très régulièrement les chiens ; on leur affectait le produit d'une certaine étendue
20 LE CHIEN.
de terrain, etDiodore de Sicile a constaté que pendant les famines qui désolaient ce pays les liabitanls, pressés par le besoin, se dévoraient entre eux plutôt que de toucher à un chien.
Quand les Égyptiens avaient des plaies ou des blessures, ils se faisaient lécher par les animaux qu'ils tenaient en si grande estime et dont la salive, selon eux, était préférable aux onguents les plus estimés. Lorsqu'un chien mourait dans une maison, les habitants prenaient le deuil ; quiconque en tuait était mis à mort; quiconque les maltrailait était puni sévèrement.
Pour les Égyptiens Sirius était le chien céleste, le génie familier. L'apparition de cette constellation précédait de quelques jours le débordement fécond du Nil. Cela explique le culte spécial qu'ils lui vouaient.
Les chiens n'ont pas été seulement élevés au rang de di- vinités; il yen eut cpii furent rois.
Dans ses Lettres sur le Nord, M. Xavier Marmier, parlant de la Norvège, rappelle qu'il a vu, dans une petite vallée de rOpland, un monument funèbre consacré à un chien, et il rapporte en ces termes l'histoire que les paysans lui ont contée :
« Le roi Eystein avait été chassé de son pays par ses sujets : il y revint avec une armée nombreuse, subjugua les rebelles, et, pour les punir de l'offense commise envers lui, les condamna à reconnaître pour souverain légitime un esclave ou un chien. Les pauvres gens préférèrent le chien. On leur donna donc un dogue qui s'appelait Saur, et qui, dès son avènement au trône, prit le titre de Majesté. Le nouveau roi eut une cour, des officiers, des hommes d'ar- mes, une maison et des flatteurs.
Un philosophe démontra, par les lois de la métempsy-^ cose, que l'àme d'un grand homme avait passé dans ce corps de dogue; un grammairien fit voir que ce noble
LE CHIEN DANS L'HISTOIRE. 21
animal pouvait prononcer distinctement deux mots de la langue norvégienne et en aboyer un troisième.
Lorsqu'il sortait pour se montrer au peuple il était tou- jours escorté d'une garde nombreuse, et, lors(iue le temps était mauvais, des valets en livrée le portaient sur leurs bras pour l'empêcher de se mouiller les pattes. Ce chien régna près de trois années.
Il rendit plusieurs ordonnances, et scella, du bout de son ongle, des jugements et des édits. Au moment où les Iiabi- tants de la contrée commençaient à s'habituer à ce singulier roi et à reconnaître ses bonnes qualités de chien, il mourut victime de son dévouement et de son héroïsme.
Un jour il était assis dans un pâturage auprès d'un de ces troupeaux de moulons qu'il avait gardés jadis et qu'il aimait toujours à revoir; tout à coup un loup furieux sort de la forêt et s'élance sur un agneau. Le roi, louché de commi- sération à la vue de cet attentat, veut courir au secours de l'innocente victime.
Des conseillers perfides au lieu de modérer l'ardeur de son courage, l'excitent à braver le danger. Il se lève, il s'avance sur le champ de bataille, et meurt sous la dent impitoyable de son adversaire. On lui fit des obsèques ma- gnihques, et on l'enterra près d'une colline qui porte encore le nom de Colline de la Douleur. »
Élicn, écrivain grec, a fait mention de quelques peuples d'Ethiopie qui par rcsi)ect choisissaient un chien pour sou- verain, et Pline a rapporté que les Toembars agissaient de la sorte. Cette peuplade allait consulter son souverain avant de se lancer dans une entreprise : elle interprétait son al- lure, ses gestes et lirait de là des pronostics. Coutume digne de peuples barbares sans doute ; mais combien de nations ont été moins bien inspirées en confiant leurs destinées à un homme !
On connut des chiens sacrés en beaucoup d'endroits, mais
22 LE CHIEN.
les plus célèbres sont ceux dont parle Elien. « Au mont Etna, en Sicile, dit-il, il y a un temple de Yulcain qui a des enceintes, des bois sacrés et un feu qui brûle toujours. Il y a aussi des chiens sacrés autour du temple et du bois; ceux-ci, comme s'ils avaient de la raison, llattent de leur queue ceux qui approchent modestement, dévotement du tem})le et du bois. Au contraire, ils mordent et déchirent ceux dont les mains ne sont pas nettes , et chassent les hommes et les femmes qui y viennent pour quelque rendez- vous. »
Dans l'île de Ceylan on ne donne aucun titre au roi; mais ses sujets en lui parlant se dépouillent par respect de leur qualité d'homme. Si le prince interroge et demande d'où l'on vient, on lui répond : « Ton chien x'icni de tel endroit. » S'il s'informe du nombre d'enfants que l'on possède, on doit lui dire, parlant de sa femme et de soi : « Ma chienne a donné deux enfants à votre chien. »
Les sauvages de l'Amérique du Nord accordent au chien une haute origine. Ils croient ceci : « Le Grand Esprit après avoir créé le ciel, la terre et les animaux, voulut faire mieux en donnant l'être à l'homme et à la femme. Comme il te- nait dans sa puissante main la matière destinée àcclte créa- tion, il la partagea en deux parties égales, et de son souffle il anima la i)remière qui fut l'homme, mais comme il vou- lut que l'homme fût maître de tout, il retrancha un i)eu de ce qui allait devenir femme et il lit le chien qu'il mit à leurs pieds. »
Cette parabole qui, au premier abord, peut paraître inju- rieuse pour les femmes, ne doit être considérée, imaginons- nous, que comme un hommage rendu à leur fidélité iné- branlable.
Que si des légendes de l'Inde, de la Perse, de l'Egypte et de l'Amérique nous passons aux récits de la mythologie, nous trouvons des faits d'un éoral intérêt.
LE CHIEN DANS L'HISTOIRE. 23
De tous les chiens, Cerbère fut celui qui eut le plus de réputation; il avait trois gueules.
Tout allait jadis par trois, a observé Voltaire : Isis, Osiris et Orus, les trois premières divinités égyptiaqucs; les trois frères dieux du monde grec, Jupiter, Neptune et Pluton ; les trois parques; les trois furies; les trois juges d'enfer; les trois gueules du chien de là-bas.
Cependant, cet incorruptible portier des enfers fut appelé aussi la hôte aux cent têtes à cause des serpents qui héris- saient son poil. Hésiode lui en accordait cinquante ; Horace avait été jusqu'à la centaine, mais d'après les monuments anciens il ne possédait que trois tètes, nombre respectable, et c'est sous cette forme que l'ont décrit presque tous les poètes, entre autres Virgile qui l'a peint de la sorte dans le sixième livre de VÉnéide :
Là ce monstre à troix voix, Teffroyable Cerbère
Sans cesse veille au fond de son affreux repaire.
II les voit, il se lève, et, déjà courroucés,
Tous ses affreux serpents sur son cou sont dressés ;
La prêtresse, bravant sa gueule menaçante,
Lui jette d'un gâteau l'amorce assoupissante.
Le monstre, tressaillant d'un avide transport,
Ouvre un triple gosier, le dévore et s'endort;
Et dans son antre affreux sa masse répandue
Le remplit tout entier de sa vaste étendue.
Le féroce gardien à quatre pattes et à trois gueules avait, d'après la mythologie, la mission d'empêcher de sortir des enfers, empire de Pluton, les âmes condamnées aux tortures éternelles. Dans la tombe de tous ceux qui mouraient alors, on plaçait une obole et un gâteau : l'obole devait servir à payer le passage sur la barque de Caron; le gâteau, à adou- cir la férocité de Cerbère.
Quel était ce gardien elï'royable? Quintus de Smyrne a en
24 LE CHIEN.
ces tcrmos raconté sa naissance : « Le géant Typhon ayant trouvé Échidna dans un antre, aux portes de l'enfer, près du séjour de la nuit, lui fit violence : le fruit de ces amours fut Cerbère, qui resta toujours attaché aux sombres bords, à la garde de l'empire plutonien. »
Il paraît cependant que Cerbère quitta une fois le monde souterrain dans les circonstances suivantes :'
Chargé de punir Hercule qui dans un accès de folie avait tué sa femme, le frère de cette femme, Eurysthée, chargea l'assassin de douze travaux périlleux que celui-ci accomplit grâce à sa force et à sa bravoure. Eurysthée ordonna à Hercule de s'emparer de Cerbère, à la porte des enfers. Hercule, condamné à l'obéissance et confiant en son cou- rage, n'hésita pas à tenter l'aventure. Il descendit jusqu'aux bords du Styx après avoir traversé une caverne située vers le promontoire de Ténare, pénétra dans les enfers et délivra ses deux amis Thésée et Pirithoûs qui, venus pour enlever Proserpine, étaient retenus prisonniers par Pluton.
Pour venir à bout de son entreprise, il eut à soutenir une lutte effroyable ; Cerbère opposa une résistance terrible, mais Hercule, après avoir lutté corps à corps, l'attacha avec des chaînes de diamant et l'entraîna. En voyant la lumière du jour, l'horrible quadrupède laissa couler de ses lèvres ensanglantées une écume noire et livide, laquelle, si l'on en croit la fable fit, naître en tombant sur le rocher l'aconit, poison foudroyant, qui, grâce à la science moderne, est devenu un remède précieux.
Cerbère traîné par Hercule poussait de si effroyables hur- lements qu'un voyageur qui le rencontra sur le chemin d'Héradée à Trézène, mourut de frayeur.
Eurysthée, satisfait de la façon dont Hercule s'était acquitté de sa tache, rendit la liberté à Cerbère qui, joyeux, retourna prendre sa place à la porte des enfers d'où il n'a plus bougé depuis lors.
CERtiERE GAUDIEN DES ENFERS.
LE CHIEN DANS L'IIISTOIKE. 27
Ce portier intraitable a donné son nom à tous les portiers mallionnêtcs, et Cerbère est devenu une des plus énergi- ques expressions de la langue française, quand il s'agit de qualifier un gardien farouche, un de ces êtres dont le gd- icau de miel parvient seul à adoucir la férocité.
Un événement liistori({ue a donné lieu à la légende de Cer- bère ({ui était le chien du roi des Molosses, le ravisseur de Proserpinc. Cette légende est venue d'Egypte où les chiens étaient employés à garder les cadavres dans les hypogées, constructions souterraines où les anciens enterraient leurs morts.
C'est à cause de cette coutume que Cerbère fui })lacé au rang des divinités infernales, et il exista dans la Campanie un oracle qui portait son nom.
Au moyen âge. Cerbère devint un démon ; lesmonumenls en font foi. Il occupait dans la démonologie un rang des plus distingués ; il était marquis. Dix-neuf légions lui obéis- saient et, chose singulière, sa mission consistait à enseigner à ceux qui l'évoquaient l'éloquence et les beaux-arts. Yoilà un patron à qui les avocats et les artistes n'ont plus cou- tume de s'adresser, mais jadis on avait recours à sa protec- tion et on le consultait de trois heures de l'après-midi i\ la chute du jour.
A la fin du dix-septième siècle le concile de Montdidier jugea la sorcière Marie Martin, de Ncuville-le-Roi, qui fut convaincue d'avoir assisté à un chapitre tenu par le démon Cerbère à Yaripon, près de Noyon. L'infortunée fut condam- née à être pendue et étranglée ; elle en appela vainement au parlement de Paris qui rejeta son pourvoi ; on l'exécuta le 25 juillet 1686.
Cerbère redouté comme démon en France jusqu'au siècle dernier, c'était la continuation de la légende mythologique des Grecs ; mais ce chien a une parenté évidente avec les chiens indiens de Yama dont l'un se nommait Cerbura ou
28 LE CHIEN.
Karbura qui signifie « tacheté ». L'imagination des Grecs s'élait donc emparée d'une tradition de l'épocjuc primitive. Les Indous croyaient à l'existence de deux cliiens infer- naux; ils étendaient leurs morts sur la peau d'une vache ou sur celle d'une chèvre immolée près du bûcher, et dans les mains du défunt ils plaçaient les deux rognons de la victime, morceau friand destiné à apaiser les chiens du dieu de la mort. La preuve en est dans ces vers qui se récitaient aux funérailles : « Échappe par les deux chemins aux deux chiens pâles à quatre yeux, les gardiens du chemin que suivent les hommes. 0 Yama, entoure celui que nous pleurons de ta protection et accorde lui un salut exempt de douleur. »
Quand on n'avait pas d'animal à sacrifier, on remplaçait les rognons par des boulettes de riz ; c'est celte coutume qui a fait naître chez les Grecs la croyance au gâteau de miel.
Chez les peuples Scandinaves on retrouve la même super- stition : un chien gardien des enfers, nommé Garmr, chien monstrueux à la poitrine tachée de sang, sans cesse aboyant et enchaîné à l'entrée des enfers. Mais, détail touchant, le mort qui pendant sa vie avait donné dii pain aux pauvres, trouvait toujours aux enfers de quoi calmer la férocité du gardien.
D'autres peuples, les Scaniens par exemple, croyaient à l'existence d'un chien gardien du funeste séjour, mais ils ac- cordaient à ce chien une influence bienfaisante, le pouvoir de protéger les morts contre les mauvais esprits.
Ce chien conducteur des âmes se retrouve encore actuel- lement dans les superstitions populaires de l'Amérique. Les vieux contes de ce pays disent que les âmes des morts se rendent chez le curé de Brastar et que le chien de ce curé les accompagne pouraller s'embarquer et traverser les mers. On entend alors dans les airs le grincement des roues du char de la Mort qui est tout chargé d'âmes.
LE CHIEN DANS L'HISTOIRE.
29
Les Romains offraient des cliiens à la déesse Mona-Geneta quand il leur naissait un fils; ils croyaient faire protéger efficacement leurs enfants de la sorte. Partout on constate une semblable vénération.
Les Siciliens entretenaient mille chiens dans les temples de leurs dieux.
LE CHIEN RECONNUT ULYSSE APRES VINGT ANS D ABSENCE
Pline, dans ses écrits, mentionne les noms de plusieurs peuples dont les rois avaient toujours à leurs côtés un chien pour leur inspirer la bonté et la vigilance.
Les Athéniens admettaient ces animaux dans leurs palais et les faisaient assister aux repas les plus somptueux, aux cérémonies les plus graves, aux réjouissances publiques.
30 LE CHIEN.
Ils les offraient à Hécate et s'imaginaient se purifier en se faisant lécher par eux.
Chez les Grecs les récits concernant les chiens sont nom- breux; il en est d'émouvants qui montrent bien la tendresse que portait à ces animaux la nation jadis la plus polie et la mieux civilisée. Lorsque Ulysse revint à Ithaque après vingt ans d'absence, personne ne le reconnut sous ses haillons de mendiant. Le héros attristé se promenait pensif avec Eumée, le gardeur de troupeaux, lorsqu'un vieux chien s'approcha de lui, agita la queue et les oreilles en signe de joie et lécha la main de son maître. C'était le chien d'Ulysse qu'Homère a innnortalisé dans le dix-septième chant de VOdyssée. Ulysse touché de cette longue fidélité versa des larmes et Eumée lui dit : « C'est le chien d'un héros mort dans des terres lointaines. Ah! que n'cst-il encore pour le courage et la bonté ce qu'il était autrefois, quand Ulysse partit pour les champs troyens! Maintenant il languit sur le fumier; depuis qu'Ulysse a péri loin de sa patrie, les femmes de ce palais, négligentes et paresseuses, n'en ont plus aucun soin. 3>
Argus mourut après avoir léché la main de son maître.
Sans transition passons à un autre sujet. En politique, chez les Grecs, les chiens ont également leur histoire. Nous ne garantissons point qu'elle soit authentique, mais elle a été contée d'adorable manière par Alexandre Dumas.
Laissons la parole à l'aimable conteur :
« n n'est personne qui n'ait remarqué la façon dont les chiens s'abordent et personne qui n'ait cherché à se rendre compte de cette manière de se donner « une poignée de main ».
Quelques naturalistes pensent avoir résolu la question, mais je préfère aux explications des modernes la légende des anciens.
Pline prétend que les chiens de la Laconie, voyant la chute
LE CHIEN DANS L'HISTOIRE/ 31
d'IIippiasct le triomphe des lois de Clisthènes, c'cst-à-dirc l'ère de la démocratie s'établir en Grèce, voulurent, eux aussi, s'établir en république. Mais pour que leur républi- que ne fût point sujette aux bouleversements dont leurs ancêtres avaient été témoins dans les différents essais qui en avaient été faits jusqu'alors, ils résolurent de s'assurer de l'appui de Jupiter, en demandant sa permission et en quelque sorte son protectorat.
En conséquence ils tracèrent sur parchemin une supplique au maître du tonnerre et chargèrent un lévrier de lui porter leur pétition sur le mont Olympe.
Pour faire honneurau messager qui s'en allait la supplique entre les dents, une cinquantaine de chiens choisis parmi les plus considérables résolurent de l'accompagner jusqu'à l'Eurotas... Mais en arrivant sur les rives on vit, grâce à un terrible orage qui avait éclaté la veille, le fleuve, qu'on peut passer à pied sec d'ordinaire, roulant ses eaux à pleins bords.
Le messager n'était pas embarrassé pour traverser le fleuve, il nageait comme une loutre ; mais il songeait que dans la traversée un malheur pouvait arriver à la suppli- que. Où la mettre pour que l'eau n'en effaçât point les caractères ?
Un des chiens de l'escorte, et qui à cause de sa finesse et de ses ruses passait pour le fils d'un renard, s'écria comme Archimède :
— Eurêka ! c'est-à-dire, j'ai trouvé !
Il prit alors la supplique aux dents du lévrier, la roula comme une cigarette et la fourra... où M. Yidocq nous a appris que les forçats fourraient leurs limes faites avec des ressorts de montres.
Le lévrier, rassuré sur le sort du message, sauta brave- ment à l'eau, traversa l'Eurotas sans accident, et, arrivé sur l'autre bord, fit de la patte un signe d'adieu à ses compa-
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gnons. Puis, s'élançant à toutes jambes dans la direction du mont Olympe, il disparut.
Jamais depuis on n'a revu le messager.
Absence prolongée et incjuiétantc qui explique la façon dont les chiens s'abordent depuis ce temps-là.
Ilsespèrent dans chaque chien inconnu qu'ils aperçoivent retrouver le messager qui leur rapporte la réponse de Ju- piter.
Maintenant quelques auteurs qui se sont préoccupés de ce que pouvait être devenu le malheureux ambassadeur, prétendent qu'il obtint l'autorisation de Jupiter, mais qu'un grand brouillard l'ayant surpris en descendant de l'Olympe, il s'égara, marcha toujours devant lui, traversa l'Océan sur les glaces polaires, arriva en Amérique et fut le Washington de ces chiens des Prairies, qui, chacun le sait, vivent en république au milieu des déserts du nouveau monde, depuis deux mille ans. »
Cette légende charmante a été rajeunie et de la religion païenne est passée dans la religion chrétienne. Voici la ver- sion moderne : Les chiens se rassemblèrent <\ la fin de la guerre de Trente ans dans un champ d'Allemagne et se ra- contèrent toutes leurs misères. Durant le meeting, les ora- t3urs exposèrent que les hommes, leurs obligés, ne leur don- naient que des os à ronger, les accablaient de coups; après un vote par assis et levé l'assemblée décida qu'elle enver- rait un député à Rome pour se plaindre au pape.
Le pape accueillit le député avec bienveillance, l'écouta avec bonté et, faisant droit à sa juste requête, lui remit une bulle dans laquelle étaient fixés les devoirs des hommes envers les chiens.
Le messager revint joyeux, tenant sa bulle à la gueule. Arrivé près des bords du Rhin, comme il ne se trouvait pas de pont à courte distance, le chien se jeta à l'eau, mais l'eau en cet endroit était si pure, si limpide, qu'il y vit son image
LE CHIEN DANS L'HISTOIRE. 33
et, joyeux, voulut aboyer; la bulle s'en fut avec le courant; il voulut la rattraper et se noya. Jamais on ne revit ni lui ni la bulle.
Désespérés, les cbiens envoyèrent au pape un second messager qui, aussi bien accueilli que le premier, reçut une nouvelle bulle et parvint à la rapporter au congrès, en se servant du procédé employé par le cliien grec.
Grande fut la joie de ses frères qui aussilôt se demandè- rent dans quel lieu ils pourraient mettre en sûreté le pré- cieux parchemin. Un chat, admis parmi eux, proposa de l'aller cacher au haut d'une tour voisine; on accepta la pro- position; mais quelque temps après, comme les procédés des hommes ne changeaient point, on voulut ravoir la bulle et s'en servir. Hélas! le chat en arrivant au lieu où il avait honnêtement caché le dépôt n'en vit plus que des débris: les rats avaient mangé la bulle. C'est de là que vient, ajoute la légende, la haine des chiens contre les chats et celle des chats contre les rats.
On ne saurait passer sous silence le chien de saint Roch que Rubcns a fait figurer sur une de ses plus belles toiles. La légende rapporte que le fidèle compagnon de ce héros de la charité apportait tous les jours à son maître, dans le désert, un pain remis par une main inconnue. Victor Hugo, qui adore les chiens et qui sait ses légendes, s'est comparé au saint et l'a rappelé en désignant les promenades qu'il fai- sait jadis à Chelles en compagnie de son caniche :
Quand j'arrive avec mon caniche, Chelles, bourg dévot et coquet, Croit voir passer, fuyant leur niche, Saint Roch et son chien saint Roquet.
Les grands poètes peuvent seuls se permettre de sembla- bles à peu près.
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34 LE CHIEN.
La religion chrétienne a fait jouer au chien un rôle assez effacé ; cependant il s'est tenu un concile dans lequel a été discutée très sérieusement la question de savoir si les ani- maux avaient une àme : si les bons chiens, respectueux de la propriété, iraient en paradis, et si les mauvais, ceux qui se permettent de voler des tranches de gigot, grilleraient éter- nellement en enfer. La négation de l'àme a été votée; il suffit pour l'honneur de l'espèce que la question se soit posée.
On n'admit pas non plus le péché originel, quoique, disait ironiquementMalebranche, les chiens aient peut-être mangé de l'os défendu. De tout temps le chien a été considéré comme meilleur que l'homme. L'évangéliste Luc dit : « Et un homme nommé Lazare mendiait couché à sa porte et cou- vert d'ulcères; souhaitant se rassasier des miettes qui tom- baient de la table du riche, et personne ne lui donnait; mais les chiens venaient et léchaient ses ulcères. »
Ainsi la tradition représente le chien comme ayant tou- jours été si bon qu'il vient au secours des hommes aban- donnés de leurs semblables.
Cette constatation devrait suffire à faire chérir ces animaux qui nous sont dévoués jusqu'à la mortel que ne met en fuite ni la maladie ni la pauvreté.
Il est étonnant que le chien ait été déclaré immonde dans la loi juive, comme l'ixion, le griffon, le lièvre, le pou, ranguille; il faut qu'il y ait quelque raison physique ou morale que nous n'ayons pu encore découvrir, a remarqué l'auteur du Dictionnaire philosophique. Mais on sait pourquoi le chien a perdu l'estime des Égyptiens, qui d'abord l'avaient élevé au rang de dieu. Plutarque nous apprend qu'après que Cambyse eut tué leur bœuf Apis et l'eut fait mettre à la broche, aucun animal n'osa manger les restes des con- vives, tant était profond le respect pour Apis; mais le chien ne fut pas si scrupuleux, il avala du dieu. Les Égyptiens
LE CHIEN DANS L'HISTOIRE. 35
se montrèrent scandalisés, comme on le peut croire, et Anubis perdit beaucoup de son crédit.
Auparavant ils professaient pour le chien un respect idolâtre et nous avons dit qu'ils pleuraient chaque fois qu'ils en perdaient un et lui rendaient de sincères honneurs. Ainsi disparaissent peu à peu les divinités, mais si la véné- ration pour le chien a diminué, l'affoclion qu'on lui porle a grandi.
Pourquoi donc J-e mot de chien est-il devenu une injure? s'est encore demandé Voltaire. On dit par tendresse mon moineau, ma colanibe, ma poule; on dit même mon chat, quoique cet anin>al soit traître. Et quand on est ftlché on appelle les gens chiens! Les Turcs même, sans être en colère, disent par une horreur mêlée au mépris, les chiens de chré- tiens. La populace anglaise, en voyant passer un homme qui par son maintien, son habit, a l'air d'être né vers les | bords de la Seine ou de la Loire, l'appelle parfois encore French dog, chien de Français.
Nous savons que le délicat Homère en présentant le divin Achille, lui fait dire au divin Agamemnon qu'il est impudent comme un chien. Mais cela ne justifie pas la popu- lace anglaise.
Le chien sans doute n'est point parfait; il a des mœurs légères, et c'est pour cela que les Cyniques qui étaient des philosophes non sans valeur lui ont emprunté son nom sans parvenir à le déshonorer toutefois, et l'épithète de chien se peut relever comme jadis celle de gueux.
Les héraldistes, qui sont, nul n'en doute, des gens d'une imagination fertile, ont inventé, pour les besoins de cer- taines g-énéalogies, l'ordre du Chien et du Coq. D'après eux, l'exemple de Glovis recevant le baptême à Reims fut imité par la plupart des seigneurs de sa cour. Lisoyo de Mont- morency, étant du nombre des convertis, aurait créé à cette occasion l'ordre du Chien, svmbole de la fidélité, puis plus
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tard celui du Coq, destiné à récompenser et à faire recon- naître les gentilshommes qui l'avaient accompagné aux états généraux d'Orléans. Clovis aurait approuvé ces deux ordres qui bientôt n'en formèrent plus qu'un, lequel eut une courte durée. La décoration consistait, paraît-il, en un chien en or surchargeant un coq en or; ils étaient atta- chés par une chaîne en or à une barre transversale que deux têtes de cerf tenaient dans leur bouche, le tout en or.
C'est une décoration sur Tauthenticité de laquelle nous ne saurions insister; nous n'avons point la preuve de son existence; mais le chien a été à ce point considéré comme un animal noble que les héraldistes en ont fait le symbole de l'intelligence et de l'affection. 11 est devenu un meuble (Tar- moii^ies fréquemment employé, et un grand nombre de familles nobles ont un ou plusieurs chiens sur leurs écus; ce sont généralement des lévriers, des braques, des bar- bets et des chiens courants.
En astronomie le chien a également sa place.
Les jours caniculaires (jours du chien), ou la canicule, c'est l'époque où le soleil se lève avec la constellation de ce nom. Cette époque correspondait autrefois avec les plus grandes chaleurs de l'été (22 juillet au 2î août), pour l'hé- misphère boréal.
Le chien a conservé l'honneur d'être toujours dans le ciel sous le nom du grand et du petit chien.
Adoré en Egypte et à Rome sous le nom d'Anubis; au Japon sous le nom d'Amida; honoré comme roi en Ethiopie et en Norvège; astre brillant dans le ciel, tantôt propice et tantôt malfaisant; portier des enfers, immolé comme vic- time; servant aux sortilèges du moyen âge, aux charlatans et aux imposteurs, aux médecins et à leurs cruelles expé- riences, gardien des temples, des citadelles et des trou-
LE CHIEN DANS L'HISTOIRE.
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peaux, soldat et ouvrier ; tour à tour symbole des vertus et des vices; porté en triomphe chez les uns, pendu et mangé chez les autres.
Aujourd'hui sur le trône et demain dans la boue,
le chien, notre compagnon et notre défenseur, a toujours été notre meilleur ami.
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CHAPITRE II
HISTOIRE NATURELLE DU CHIEN
Entre l'homme et les animaux il existe une grande dis- lance intellectuelle ; mais dans l'échelle des gradations nom- breuses, délicates, qui unissent les êtres, le chien occupe le degré le plus élevé; il vit sans cesse avec nous, assis à notre foyer, partageant nos repas, accoutumé à nos habi- tudes, et, au contact de notre intelligence, son instinct se développe et se transforme. 11 s'établit entre les deux com- pagnons, l'un à deux pieds, l'autre à quatre pattes, une entente parfaite, on peut aller jusqu'à dire une sorte d'égalité. Le premier commande et le second comprend, exécute sans hésitation l'ordre qui lui est donné. Ils ont des intérêts communs et il se fait entre eux un pacte d'amitié. En échange de la nourriture, de l'asile et de quel- ques caresses, le chien se montre docile, affectueux, fidèle; il ne se contente pas de suivre son maître partout, de défendre sa propriété, il expose, il sacrifie sa vie pour le
HISTOIRE NATURELLE DU CHIEN. 39
défendre. En vain on cherche à le séduire, à le corrompre, à le détourner de son devoir, il ne connaît, il n'ohéit qu'à l'homme auquel son destin l'a attaché.
Remarque facile à faire , il est mêlé à notre existence d'une manière si intime que les types différents de l'espèce rappellent les types variés de l'espèce humaine.
Nous reviendrons en détail sur ce sujet. 11 nous faut d'abord étudier le chien au point de vue de l'histoire natu- relle, c'est-à-dire définir ses organes, ses fonctions; en un mot parler de physiologie.
Le champ réservé aux anecdotes est très vaste et nous l'explorerons aussi complètement que possible, mais il est indispensable de nous occuper, après avoir traité la ques- tion mythologique, de la biologie de nos héros.
Quelle est donc l'histoire de leur race? appartiennent-ils à une ou plusieurs espèces?
Dans le langage scientifique le mot chien (en latin canis) a une signification beaucoup plus étendue que dans le lan- gage vulgaire.
Le chien, d'après l'illustre Cuvier, appartient à la divi- sion des vertébrés, classe des mammifères, ordre des car- nassiers, famille des carnivores, tribu des digitigrades.
Dans le genre chien, il faut ranger le loup {canis lupus), \e renard (canis vulpes), le chacal [canis aureus) et l'hyène {canis hysena).
Le genre chien se divise en deux espèces : l'espèce sau- vage et l'espèce domestique. Cette dernière se subdivise en quarante- deux variétés domestiques proprement dites, en neuf variétés demi-sauvages, et en un nombre considérable de sous-variétés.
Avant d'énumérer ces types si différents, décrivons les caractères principaux des chiens domestiques.
Le chien domestique ne présente aucun caractère impor- tant qui puisse faire établir entre lui et le loup une difîé-
kO
LE CFIIEN.
rence spécifique; celui-ci porte la queue recourbée, l'autre la porte basse, c'est la seule distinction que constatent la plupart des auteurs; les autres différences n'offrent rien de sérieux et Bufîon peut-être a eu raison de croire que le chien de berger est le vrai chien de la nature, celui qu'on doit regarder comme la souche et le modèle de l'espèce entière ; mais cela ne prouve pas que le chien de berger ne descend pas du loup.
LOUPS DE FRANCE.
Mettant en parallèle le loup, auquel il reproche sa férocité, et le chien dont il vante la générosité, Buffon s'est écrié : « Le chien se contente de la victoire, il ne dévore pas sa proie : il ne trouve pas que le corps d'un ennemi mort sent bon ! »
Non seulement cette affirmation n'est pas concluante, mais encore elle est inexacte. Tous les chasseurs savent que beau- coup de chiens courants emportent à travers bois les lièvres
HISTOIRE NATURELLE DU CHIEN.
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blessés qu'ils parviennent à atteindre et les dévorent à belles dents. Et cependant le chien courant est bien nourri chez son maître, tandis que le loup contraint de vivre dans les forêts loin de toute habitation humaine est réduit, sous peine de mourir de faim, à se nourrir des animaux qu'il peut saisir. Le proscrit affamé ne peut qu'être féroce et rusé.
LE CHIEN PRIMITIF.
tandis que l'animal repu et protégé se doit aisément mon- trer doux et magnanime.
Les raisons de Buffon ne sont donc que des raisons de sentiment qui ne prouvent rien contre l'hypothèse de la parenté de ces bêtes. On cite au reste un fait concluant contre son opinion.
Les Espagnols introduisirent dans le nouveau monde un grand nombre de chiens domestiques qui furent bientôt abandonnés à eux-mêmes, et ces chiens d'Europe, après plu-
G
42 LE CHIEN.
sieurs générations, sont devenus complètement sauvages dans les vastes solitudes de l'Amérique. « Ils vivent, a raconté de Humboldt, en société, dans des antres souterrains et attaquent souvent, avec une rage sanguinaire, l'homme, pour la défense duquel combattaient leurs ancêtres. »
Les chiens sauvages se conduisent donc absolument comme des loups, ce qui permet de croire qu'ils descendent, selon les espèces, et des loups et des chacals.
Les savants toutefois ne sont pas d'accord sur ce point et l'origine du chien domestique a donné lieu à de longues discussions parmi eux. Malgré l'opinion généralement ad- mise qui considère l'espèce domestique comme une espèce distincte, nous croyons pour notre part qu'elle provient de quelques types primitifs et des croisements. Nous pensons en outre que nos chiens ont pu avoir pour ancêtres les loups et les chacals.
Que Buffon ait eu tort ou raison sur ce point, à lui revient l'honneur d'avoir bien dépeint les diverses races de chiens en Europe, d'être parvenu à les grouper d'après leur éloi- gnement d'une souche commune et d'après la considération de la forme des oreilles. G. Guvier alla plus loin encore; il tint compte pour sa classification de l'intelligence traduite par la largeur du crâne; principalement dans la manière dont sont disposés les pariétaux.
Mais ce sont là des questions incidentes.
La question d'origine prime toutes les autres. Sur ce point nous n'hésitons pas à admettre les lois de la sélection na- turelle, c'est-à-dire la prédominance que la nature accorde aux espèces, aux variétés d'animaux et de plantes, grâce à une adaptation plus grande des caractères de ces animaux ou de ces plantes aux caractères des milieux dans lesquels ils se développent. Il faut envisager la sélection au point de vue de la nutrition, de la conservation et de la reproduc- tion. En termes vulgaires, le développement, le caractère et
HISTOIRE NATURELLE DU CHIEN. 43
la reproduction des êtres dépendent du climat, de l'alimen- tation et de l'éducation, et nécessairement la nature fait dis- paraître les espèces et les variétés qui ne peuvent lutter contre les milieux.
L'homme, quand il surveille la reproduction et l'élevage des animaux, fait de la sélection; la nature fait cette sélec- tion simplement, en obéissant à des lois immuables. Celte doctrine a été vulgarisée par Darwin qui a savamment ré- sumé toutes les opinions relatives à l'origine des chiens. C'est à l'ouvrage intitulé de la Variation des animaux et des plantes à l'état domestique, que nous empruntons les faits suivants relatifs à l'origine des chiens.
Il est permis d'admettre que tous les membres d'une même classe au moins descendent d'un même ancêtre, mais c'est là une opinion très combattue, et pour ce qui regarde les chiens il est peu probable que l'on parvienne jamais h déterminer avec certitude leur origine, parce que l'igno- rance du passé ne permet que des conjectures.
Les nombreuses variétés du chien domestique descen- dent-elles donc d'une seule espèce ou de plusieurs ? Nous l'ignorons et nous ne pouvons qu'exposer les faits favorables à l'une et à l'autre hypothèse.
Le lévrier, le chien de chasse et le basset aux formes si accentuées et si caractéristiques sont très exactement repro- duits sur des bas-reliefs et des peintures qui datent de quatre mille ans.
Le matin proprement dit [canis laniarius) avait déjà des statues à Babylone et à Ninive plus de six cents ans avant Jésus-Christ.
Les croisements ont fait surgir des races nouvelles et des nuances infinies, mais les types sont restés intacts.
Les différences qui existent entre les diverses races sem- blent prouver d'abord qu'il y a eu plusieurs espèces sau- vages. Dès les temps historiques les plus reculés on a connu
tik LE CHIEN.
des chiens très dissemblables. Les Romains distinguaient des chiens courants, des chiens de garde, des bichons, des lévriers, des dogues ; et l'on retrouve de l'an 3400 à l'an 2100 avant Jésus-Christ, sur les monuments égyptiens, la plupart de ces variétés, quoique leur forme en général se rapproche de celle du lévrier.
Le chien représenté par les plus anciens monuments égyptiens est des plus singuliers : il ressemble à un lévrier, mais il a les oreilles longues et pointues et la queue courte et recourbée. Cette variété existe encore. M. Yernon Har- court affirme que le chien avec lequel les Arabes chassent le sanglier est un animal hiéroglyphique et bizarre, sem- blable à celui avec lequel Chéops chassait autrefois et res- semblant un peu au chien courant écossais; il a la queue fortement enroulée autour du dos et les oreilles détachées à angle droit.
Donc, il y a quatre ou cinq mille ans différentes races de chiens ; d'autre part, certitude basée sur les ossements re- trouvés que le chien était réduit à l'état domestique en Eu- rope bien longtemps avant l'époque historique, c'est-à-dire depuis une époque incomparablement plus reculée que six ou sept mille ans. Telles sont les deux affirmations scienti- fiques que l'on peut faire.
Conclure de là que nos variétés descendent d'une seule forme éteinte et inconnue, c'est hasarder seulement une hypothèse; quant à la domesticité, à l'éducation du chien qui est de nature sociable, elles se sont faites aisément. Lorsque, aux époques les plus reculées, l'homme pénétra dans des contrées inhabitées, les animaux n'éprouvèrent à sa vue au- cune crainte instinctive ou héréditaire ; Darwin, dont nous résumons les travaux, nous le répétons, cite l'exemple de gros chiens loups des îles Falkland qui vinrent sans témoi- gner aucune crainte à la rencontre des matelots de Byron.
L'homme fit du chien, aussitôt qu'il le connut, son plus
HISTOIRE NATURELLE DU CHIEN. 45
utile auxiliaire, et les sauvages l'ont toujours estimé à une haute valeur.
Nous n'insistons pas sur les différentes espèces primitives; il nous faudrait consacrer tout un volume à cette étude. Elles tenaient du loup, du chacal ; on les a obtenues par des croisements avec ces animaux, et depuis le dingo jus- qu'au canis lalrans tous les chiens, toutes les espèces ont subi des modifications qui les rendent souvent méconnais- sables; les lévriers, les épagnculs, les limiers, sont le pro- duit d'une longue civilisation.
Les races canines diffèrent les unes des autres sur des caractères sans nombre et le climat exerce sur elles une in- fluence directe, c'est tout ce qu'il est nécessaire de constater.
Peu à peu, par suite de la sélection et des nécessités d'existence de la lutte pour la vie, la physionomie, la struc- ture des chiens s'est modifiée, et des monstruosités même sont apparues; ainsi la forme du corps et des pattes chez les bassets de l'Europe et de l'Inde, la forme de la tête et de la mâchoire inférieure du bouledogue et du carlin; les pattes à demi palmées des chiens qui ont coutume d'aller dans l'eau.
Tous ces faits, toutes ces transformations ne prouvent pas que le chien descende d'un seul ancêtre.
Voltaire s'est prononcé en faveur des espèces absolument différentes. Comment imaginer, a-t-il écrit, qu'un lévrier vienne originairement d'un barbet? il n'en a ni le poil, ni les jambes, ni le corsage, ni la tête, ni les oreilles, ni la voix, ni l'odorat, ni l'instinct. Un homme qui n'aurait vu, en fait de chiens, que des barbets ou des épagneuls, et qui verrait un lévrier pour la première fois, le prendrait plutôt pour un petit cheval nain que pour un animal de la race épagneule. Il est bien vraisemblable que chaque race fut toujours ce qu'elle est, sauf le mélange de quelques-unes en petit nombre.
tiÇ, LE CHIEN.
L'hypothèse du philosophe n'est pas exacte. Les zoolo- gistes qui ont étudié l'ostéologie des chiens ne nous ont laissé h cet égard aucun doute. Les espèces ne sont pas différentes, mais elles offrent des variétés qui établissent la distinction des genres.
Les zoologistes modernes, depuis Linné à qui revient la création du genre diien, reconnaissent une division, une tribu particulière sous les dénominations diverses de ca- niens, canidés ou vulpiens.
Nous résumons au point de vue de l'histoire naturelle les caractères essentiels qui distinguent cette espèce. Les chiens ont des molaires alternes à couronne tranchante ; leur sys- tème dentaire se compose de quarante à quarante-deux dents : six incisives en haut et six en bas ; deux canines à chaque mâchoire; douze molaires supérieures et douze ou quatorze molaires inférieures.
Les membres des canicns sont digitigrades; leurs pieds n'ont que quatre doigts s'appuyant sur le sol. Le pouce existe souvent, principalement aux pieds de devant, mais il est toujours rudimentaire et se trouve placé plus haut que les autres doigts. Les ongles ne sont ni rétractiles ni tran- chants. La tête est allongée, les oreilles grandes et bifides vers leur base postérieure, le mufle nu, la langue douce et le pelage assez rude. Entre autres particularités remarqua- bles, l'anatomie signale chez les caniens un amoindrisse- ment considérable de la clavicule, un estomac relativement peu volumineux et un grand développement de l'os pénien.
Les doigts posent seuls à terre dans la marche. La plante des pieds est munie de tubercules; celui qui se trouve à la base des doigts a trois lobes, celui qui garnit l'extrémité de chaque doigt est elliptique. La langue est lisse; la papille en forme de disque, chez les chiens proprement dits, est allongée chez les renards.
Tous les chiens boivent en lapant ; mais, fait que l'on a
HISTOIRE NATURELLE DU CHIEN.
lil
observé peu souvent, ils recourbent leur langue en dessous et lancent de la sorte le liquide dans la gueule.
Les femelles éprouvent le besoin du rut deux fois chaque année : généralement en février et à la fin d'août; elles portent de soixante à soixante-cinq jours, neuf semaines, et produisent depuis deux jusqu'à dix ou douze petits; les mamelles sont pectorales et ventrales.
Les chiens sont des animaux diurnes ; tandis que les re-
COMMENT LE CHIEN LAPE.
nards, traqués sans cesse, passent la plupart des journées au fond de leurs terriers et ont besoin de leurs yeux pour chasser pendant la nuit, los chiens, comme nous, distinguent mieux les objets quand il fait jour.
A l'état sauvage le chien se nourrit de chair, ce qui l'a fait classer parmi les carnivores, mais son état de domesticité lui ayant fait modifier son alimentation il est devenu, ainsi que nous, omnivore, c'est-à-dire qu'il mange de tout et qu'il s'accommode parfaitement de pain sec. 11 aime générale-
y LE CHIEN.
ment le sucre, le lait ; il mange de l'herbe, des fruits, des légumes cuits, des végétaux farineux.
Son existence est de courte durée. On a calculé que l'exis- tence d'un animal est égale à sept fois le temps qu'il met à opérer sa croissance ; le chien mettant environ deux ans à parvenir au perfectionnement de ses formes, vit de douze à quatorze ans, rarement plus.
A l'état sauvage le chien hurle, mais le chien domestique aboie. L'aboiement n'est à proprement parler que la voix du chien civilisé; cela est si vrai que le chacal et le loup sous l'influence de la domestication ont appris à imiter l'a- boiement du chien.
Comment, s'est encore demandé Darwin, comment s'est produit l'aboiement du chien qui exprime tout à la fois des émotions et des désirs différenis et qui est si remar- quable en ce qu'il n'a été acquis que depuis que cet animal vit à l'état domestique, et non moins remarquable par sa transmission héréditaire à des degrés inégaux dans les différentes races ? Nous l'ignorons ; mais ne nous est-il pas permis de supposer que l'imitation entre pour quelque chose dansl'acquisition de cettefacuUé, et la longue et étroite fami- liarité du chien avec un animal aussi loquace que l'homme ne nous en rend-elle pas compte?
Ils ont pris l'habitude d'émettre certains sons qui ne leur étaient pas naturels. L'aboiement de la colère et celui de la oie diffèrent assez pour qu'on les puisse distinguer l'un de l'autre; lorsqu'un chien a perdu son maître ou qu'il s'est égaré, il hurle d'une manière expressive et la superstition populaire attache à ce hurlement la signiflcation d'un lugu- bre pronostic; on dit vulgairement que les chiens hurlent à la mort.
Lorsqu'ils sont impatients, ils poussent souvent par les na- rines une sorte de sifflement aigu qui nous frappe comme une plainte.
HISTOIRE NATURELLE DU CHIEN. 49
Quelques-uns expriment une disposition d'esprit agréable, gaie, en môme temps qu'affectueuse, par une sorte de ri- ctus. Somerville a fait celte remarque il y a longtemps dans son livre de la Chasse : « Avec un rire flatteur le chien caressant te salue... » Le fameux lévrier écossais de Walter Scott, Maïda, avait cette habitude qui est du reste commune chez les terriers.
Darwin l'a constatée chez un roquet et chez un chien de berger, et M. Rivière ajustement observé qu'elle se manifeste rarement d'une manière complète, mais très communément au contraire à un faible degré. La lèvre supérieure se ré- tracte alors comme pour le grognement, de sorte que les canines se découvrent en môme temps que les oreilles se portent en arrière, mais l'aspect général de l'animal indique clairement qu'il n'est pas irrité.
« Le chien, a écrit sir C. Bccl, renverse légèrement les lèvres pour exprimer la tendresse; il grimace et renifle en gambadant d'une manière qui ressemble au rire. » L'aboie- ment et la grimace se succèdent alors fréquemment. La tendance à aboyer dans cet état d'esprit a été acquise par hé- rédité ; elle est entrée dans le sang. On sait que les lévriers aboient rarement, tandis que les roquets aboient d'une fa- çon fréquente et souvent fatigante.
Leur voix a des intonations différentes pour exprimer la douleur, l'attention, la terreur. Dans tarage elle change complètement, le timbre n'est plus le même; aussi les vété- rinaires expérimentés reconnaissent parfaitement cette ma- ladie incurable, sans voir l'animal, en l'entendant seule- ment aboyer.
Dans les pays chauds, le Congo, ou la Guinée par exemple, a remarqué M. Benion dans son Élude sw les races canines, il se passe chez les chiens amenés des contrées tempérées un phénomène assez extraordinaire : au bout de quelque temps ils deviennent demi-sauvages et perdent complète-
50 LE CHIEN.
mcnl la voix, sans qu'on puisse bien en expliquer la raison. Les chiens domestiques cVEuropc abandonnés dans des en- droits déserts du nouveau monde présentent le même phé- nomène. Ils perdent non la faculté, mais l'habitude d'a- boyer. Cela vient de ce qu'étant forcés de subvenir à leur existence par la chasse, de surprendre une proie toujours aux aguets, ils ont besoin de garder le silence. Pour se dé- rober aux animaux plus forts qu'eux qui les poursuivent, ils marchent prudemment et se taisent. Le fait contraire se produit chez les loups qu'on tient enfermés avec des chiens dans les ménageries ; on en a vu qui, au bout d'un certain temps, aboyaient et portaient la queue en trompette.
En résumé le développement de la voix du chien résulte de son éducation. Nous avons vu un roquet qui, par ses in- tonations différentes, de la porte de la maison, faisait com- prendre à son maître quel genre de visiteur se présentait.
M. Bénédict Révoil a rapporté des faits plus curieux en- core. Nous citons d'après lui l'anecdote suivante :
Un soldat allemand du régiment de Wartensleben avait un chien d'une race très commune qui grognait quand on le touchait. Son maître, profltant de cette habitude, lui tenait d'une main la mâchoire d'en haut, et de l'autre celle d'en bas; il les remuait de différentes manières, faisant faire à la gueule diverses contorsions de façon à produire des paroles plus ou moins distinctes. Au bout de six ans d'efforts répé- tés, d'une éducation continuelle, le soldat fit prononcer pa- raît-il, au chien une soixantaine de mots, entre autres très distinctement celui (ÏÉHsabeth, mais jamais il ne put obtenir plus de quatre syllabes.
Leibniz * a vu près de Zeik, dans la Misnie, un chien qui parlait naturellement, c'est-à-dire sans qu'on employât au- cun procédé pour le faire prononcer. C'était un chien de
h Ilisloivcde l'Académie des sciences, 1715.
HISTOIRE NATURELLE DU CHIEN.
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paysan, de race commune et de petite taille. Un enfant lui avait entendu pousser quelques sons qui selon lui ressem- blaient à des mois allemands. Il n'épargna ni son temps, ni ses peines, pour développer cette disposition particulière, et au bout de trois ans parvint h lui faire prononcer une centaine de mots. Nous citons ces faits à titre de curiosité, de semblables
LE CHIEN JAPPE LORSQU IL JOUE.
exceptions ne prouvant rien au point de vue scientifique; et il faut s'en tenir sur cette question de la voix des chiens à la définition de d'Orbigny : « L'aboi est moins le cri naturel du chien qu'une sorte de langage acquis. »
A l'aide de sa voix, nous venons de le prouver, le chien exprime ses sensations. On dit des chiens qu'ils hurlent, qu'ils aboient, qu'ils jappent, qu'ils grognent; ces termes désignent leurs différentes manières de s'exprimer.
52 LE CHIEN.
Le chien comprend-il le langage de l'homme? Oui certes, ou du moins il comprend le sens des mots qui lui sont sou- vent répétés. Cela est vrai pour toute l'espèce domestique ; mais, plus on s'occupe des animaux, plus considérahle de- vient le nombre des mots représentant pour eux des idées. Les chiens d'appartement qui, dans les grandes villes, vivent en communauté parfaite avec leurs maîtres parviennent sous ce rapport à une certaine perfection d'éducation ; nous les voyons sans cesse, même lorsqu'on prend soin de pro- noncer avec des intonations semblables les mots sucre et promenade, par exemple, exprimer de la manière la plus évidente qu'ils saisissent la signification de ces syllabes. De même ils retiennent les noms de certaines personnes et manifestent en entendant prononcer ces noms leur joie ou leur colère; chacun sait qu'on parvient aisément à les faire sauter pour les amis et aboyer contre les ennemis qu'on leur a désignés à l'aide de la voix.
C'est affaire d'éducation, et le fait prouve la mémoire du chien.
Sur ce chapitre Gall a déclaré que souvent il parlait à son chien d'objets qui le pouvaient intéresser en ayant bien soin de ne pas prononcer son nom, de s'abstenir de toute into- nation ou inflexion de voix, de tout geste qui pût éveiller son attention, et qu'il lui était facile de voir par l'attitude de l'animal qu'il comprenait ce dont il était question.
Lord Brougham a constaté, et bien d'autres avec lui, que les chiens de chasse se rendent parfaitement compte de l'en- droit choisi pour la chasse lorsqu'on le désigne à haute voix devant eux. On trouvera dans la partie anecdotique de ce livre d'autres faits concluants ; nous n'en citerons qu'un dans ce chapitre afin de montrer le développement de l'intelli- gence du chien ; ce fait est emprunté au livre de M. Re- voit.
M. Blaze s'étanl un jour égaré à la chasse, un paysan lui
HISTOIRE NATURELLE DU CHIEN. 53
offrit de le faire conduire par son chien jusqu'à une maison éloignée où il était attendu.
« Conduis monsieur à tel endroit, dit le paysan à l'ani- mal. Tu n'entreras pas dans la maison, entends-tu? et tu re- viendras tout de suite... Voyez-vous, monsieur, ajouta-t-il, je lui dis de ne pas entrer, parce qu'il y a là d'autres chiens et qu'il se battrait. »
Le guide quadrupède se conforma littéralement à l'ordre de son maître; il conduisit M. Blaze, n'entra point etrevint au galop.
Le chien possède en outre la notion du temps. Il cal- cule les jours, les mois même ; il n'est pas un chasseur qui n'ait remarqué qu'à l'époque de l'ouverture de la chasse, ses chiens, résignés dans leurs niches durant de longs mois, manifestent soudain une joie et une impatience extraordi- naires.
Leur cerveau subit des impressions semblables aux nôtres.
Au reste les analogies des visages humains avec le chien sont fréquentes, ce qui tient surtout à cette particularité que très peu d'animaux ont au-dessus des yeux autant de front que le chien. Le caractère des figures analogues au chien comprend la sagacité et l'esprit de recherche unis à une dis- position naturelle à l'abnégation etau dévouement; ce der- nier trait est surtout saillantdans les figures d'hommes qui rappellent plus ou moins celles des chiens à oreilles pen- dantes.
Ce fait constaté par Gall est relaté dans tous les traités de physiognomonie.
L'intelligence n'est point d'ordinaire, nous le répétons, contestée aux chiens ; Gratiolct la leur reconnaît ainsi que le jugement; il ne leur refuse que la raison; mais de la sensi- bilité qu'ils manifestent il conclut qu'ils doivent avoir la notion du juste et de l'injuste. Quelques chiens ont un mauvais caractère et boudent aisément, mais la plupart ont un bon
54 LE CniEN.
caractère; ils ont avec nous la communantc do certains ins- tincts, l'émotion, la cnriosité, l'imitation, l'attention, et en eux se produit la lutte entre les instincts contraires.
Le chien est jaloux de l'affection de son maître lorsque ce dernier caresse une autre créature. Il éprouve évidemment le sentiment de l'émulation. Il aime l'approbation et la louange. Quand il porte le panier, le parapluie, quelque objet appartenant à son maître, il manifeste un haut degré d'or- gueil et de contentement de lui-môme. Il éprouve de la honte et quelque chose qui se rapproche fort de la modestie lorsqu'il mendie trop souvent sa nourriture.
Il est doué d'une excellente mémoire des temps et des lieux. Voici un fait raconté i\ un de nos plus savants méde- cins par M. Bureau de la Malle :
« Un chien fut amené à Paris à l'âge de huit ans. Le même jour il sort dans la rue et s'y ennuie, veut rentrer, grogne et aboie pour se faire ouvrir; on ne l'entend pas. Survient un étranger qui frappe en levant le marteau et se fait ouvrir. Mon chien l'observe et rentre avec lui : ce même jour je l'ai vu se faire ouvrir six fois, en levant le marteau avec sa patte. Notez qu'il n'y a pas de porte à marteau dans mon château où il fut élevé et dont il n'était jamais sorti. »
Conrad Creilingius, dans ses principes de philosophie (m prhicipiis philosopliiœ), raconte une histoire pareille.
On ne saurait contester à un grand nombre d'animaux et surtout aux chiens l'aptitude au raisonnement. On les voit constamment s'arrêter, délibérer, prendre un parti.
Dans son ouvrage sur la Mer polaire ouverte, le doc- teur Haye fait à plusieurs reprises la remarque que ses chiens remorquant son traîneau, au lieu de continuer à se serrer en une masse compacte, lorsqu'ils arrivaient sur de la glace mince, s'écartaient les uns des autres pour répartir leur poids sur une surface plus grande. C'était souvent pour les voyageurs le seul avertissement, la seule indication que
HISTOIRE NATURELLE DU CHIEN. 55
la glace devenait moins épaisse et plus dangereuse. Pour- quoi agissent-ils ainsi? Il est permis de supposer que cet instinct leur a été transmis par les loups arctiques leurs ancêtres.
Il y a à fournir mille autres preuves du raisonnement des chiens; nous les donnerons plus loin. En ce moment nous passons en revue leur puissance mentale, leurs facultés différentes, avec Darwin à qui sont empruntées un grand nombre de ces intéressantes observations.
Il est certain que l'ancêtre primitif de l'hommo, quel qu'il soit, devait posséder des facultés mentales beaucoup plus développées qu'elles ne le sont chez les singes existant au- jourd'hui ; ces facultés ont permis à l'homme de se dévelop- per. Mais il ne faut point nier, parce que notre espèce est devenue supérieure aux autres, il ne faut pas nier l'intel- ligence des animaux.
Un chien sans doute ne se demande nid'oi^i il vient, ni où il va; il ne pense ni à la mort ni à la vie, mais il est certain qu'il réfléchit et nous avons vu de vieux chiens de chasse qui certes, en étendant devant le foyer leurs membres en- gourdis, se rappelaient les exploits par eux accomplis jadis.
Le chien est en outre doué de sociabilité; il aime les ani- maux avec lesquels il a coutume de vivre ; il reste sans se plaindre, que disons-nous? heureux, auxpicds de son maître pendant une journée entière; peu lui importe qu'on ne fasse pas attention à lui; mais qu'on s'éloigne, il se lamente. Qui plus est, il a évidemment le sens moral et observe le devoir, puisqu'il ne vole jamais ou presque jamais les ali- ments en l'absence de son maître; car il y a de bons et de mauvais chiens comme de bons et de mauvais hommes. Question d'hérédité et d'éducation.
D'ordinaire il sait distinguer les bonnes et les mauvaises actions, et si parfois il succombe il témoigne toujours beau- coup de honte après sa faute.
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Loin d'accorder aux animaux un langage, a écrit Gra- tiolet, certains auteurs leur ont refusé jusqu'au sentiment. Les animaux ont beau témoigner qu'ils sentent, on n'a pas voulu les en croire, et du fond de leur cabinet quelques philo- sophes ont décidé qu'il n'en était rien, alors même qu'ils en donnent les preuves les plus fortes. Mais, ni les arguments de Gometius Pereira, ni ceux de Descartes et de son école, n'ont pu étouffer à cet égard la voix du sens commun qui plaide la cause de ces sujets de notre empire ; sur ce point le grand Leibniz a combattu avec beaucoup de force l'idée cartésienne, et Charles Bonnet est entré si avant dans ses vues qu'il admet dans les bêtes une àme immortelle, leur prédit dans les révolutions futures des esprits et des mon- des un meilleur avenir.
Solin raconte l'histoire d'un chien qui, sous le consulat d'Appius Junius et de Publius Silius, refusa de quitter son maître condamné à mort et se laissa mourir de douleur au- près de son cadavre. On a observé une foule de faits sem- blables, et Gratiolet lui-même, qui n'est point un observa- teur dont il soit permis de se méfier, a vu le chien d'un de ses parents qui pendant une longue absence de son maître ne consentit pas à s'éloigner du lieu où était suspendu un de ses habits.
Ces faits ne prouvent pas, a ajouté le physiologiste, que les bêtes aient à proprement parler des idées morales, mais du moins ont-elles des affections. Qui oserait en douter? il y a quelque chose d'admirable dans la tendresse du chien pour son maître. Il devient parfois intelligent à force d'amour. Tantôt il appelle à son secours, tantôt il l'arrache à la mort. Ici il terrasse un assassin; ailleurs il veille sur des restes chéris près desquels il se laisse mourir de tristesse. Et parmi les plus prodigieux traits de dévouement qui soient connus, il faut en première ligne citer les deux faits suivants em- pruntés à Montaigne :
HISTOIRE NATURELLE DU CHIEN.
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« Quand le roi Lysimachus fut mort, son chien demeura obstiné sur son lit sans vouloir boire ni manger; et le jour qu'on brusla son corps il prinst sa course et se jeta dans le feu où il fut bruslé. Comme fit aussi le chien d'un nommé Pyrrhus, car il ne bougea pas dedessus le lict de sonmaistrc depuis qu'il fut mort, et quand on l'emporta il se laissa en- lever quant et luy, et finalement se lança dans le buscher où on brusloit le corps de son maistre. »
Ces traits dont l'cxaclitudc ne saurait être mise en doute
%-^-
SOLLICITUDE DU CHIEN POUR SON MAITRE.
n'affirment pas seulement l'intelligence, mais le profond amour, c'est-à-dire la qualité la plus haute et la plus belle de l'humanité.
Et on voulut que les bêtes ne fussent que des machines, et il se publia sur cette vieille querelle un nombre incalcula- ble de livres. Le système des machines fut préconisé par les théologiens surtout, à tel point qu'un homme tel que Daniel Sennert encourut le reproche d'impiété pour avoir soutenu que les bêtes ont uneàme immortelle. Cependant de l'indestruc-
58 LE CHIEN.
tibilité du principe qui anime les bêtes on pourrait plus aisément qu'avec l'iiypothèse contraire conclure à l'immor- talité de l'âme humaine.
Pourquoi, a écrit un des plus célèbres défenseurs des bêtes, Porphyre, pourquoi ne disons-nous pas qu'un arbre est plus docile qu'un autre arbre, comme nous disons qu'un chien est plus docile qu'un autre?
La théorie de l'automatisme n'admet cependant pas la liberté des mouvements.
Il paraîtdifficile de nier que les animaux soient sensibles ; dès lors ils ont une âme, et toute âme est par elle-même indestructible ; mais s'ensuit-il qu'ils aient quelque idée du juste et de l'injuste? .le n'oserais l'affirmer; peut-être en ont- ils le sentiment à un certain degré. Rorarius ne l'a point mis en doute; souvent, dit-il, ils usent de la raison mieux que l'homme.
Nous citerons certains chiens qui ont vengé la mort de leur maître assassiné; d'autres ont réclamé justice contre ses meurtriers.
Qui sérieusement peut soutenir, tant au point de vue scientifique qu'au point de vue moral, que les chiens sont des machines ?
Ils subissent des phénomènes nerveux semblables aux nôtres.
Les chiens rêvent.
« Les chiens des chasseurs, a écrit le grand poète la- tin Lucrèce, au milieu des douceurs du sommeil parais- sent tout à coup faire un bond, donnent de la voix, as- pirent l'air à diverses reprises, comme s'ils tenaient la piste de la bête. Souvent même ils s'éveillent et pour- suivent encore le fantôme d'un cerf, comme s'ils voyaient l'animal fuir devant eux. Enfin l'illusion se dissipe et ils rentrent en possession de leurs sens. Le chien familier, ami de la maison, s'agite et se soulève à diverses reprises,
HISTOIRE NATURELLE DU CIIlEiN. 59
comme s'il voyait paraître des visages inconnus et des figures suspectes*. »
Pendant leur sommeil les chiens domestiques expriment également les sensations les plus diverses, ce qui doit nous faire voir qu'ils sont doués de quelque puissance d'imagi- nation.
Mais il nous faut, avant d'étudier des manifestations que l'on peut appeler, selon nous, intellectuelles, il nous faut, dans ce court extrait d'histoire naturelle, noter les mouve- ments habituels aux chiens et leur signification.
L'illustre Darwin, qui vient d'être ravi à la science, a, dans son livre sur l'expression des émotions chez l'homme et les animaux, décrit soigneusement les mouvements du chien. Selon ce savant éminent certains états d'esprit amè- nent certains mouvements habituels dont l'utilité a été réelle primitivement et peut l'être encore ; dans cet état d'esprit tout à fait inverse se produit, se manifeste une ten- dance énergique et involontaire à des mouvements éga- lement inverses bien qu'ils n'aient jamais été d'aucune utilité.
Darwin cite, entre autres exemples, celui de l'espèce ca- nine. Lorsqu'un chien méchant rencontre un ennemi, il marche droit et en se tenant très raide; sa tête est légère- ment relevée ou un peu abaissée; la queue se tient droite en l'air, les poils se hérissent surtout le long du cou et de l'échiné, les oreilles dressées se dirigent en avant et les yeux regardent avec fixité. Ces particularités, faciles à com- prendre, proviennent de l'intention qu'a le chien d'attaquer son ennemi. Supposons que le chi;Mi reconnaisse au lieu d'un ennemi son maître; tout son être se transforme d'une manière complète et soudaine. Au lieu de marcher redressé, il se baisse ou même se couche en imprimant à son corps
1. Poème de la Nature. Livre IV.
60 LE CHIEN.
des mouvements flexueux ; sa queue, au lieu de se tenir droite en l'air est abaissée et agitée. D'un instant à l'autre, subitement, son poil devient lisse ; ses oreilles sont ren- versées en arrière, mais sans être appliquées contre la tête, les lèvres pendent librement et les yeux perdent leur aspect arrondi et fixe. A ce moment l'animal est dans un transport de joie ; il y a production en excès de force ner- veuse ce qui produit naturellement une activité quelconque. Pas un seul des mouvements précédents, qui expriment l'affection avec tant de clarté, n'est de la moindre utilité pour l'animal. Ils s'expliquent, semble-t-il à Darwin, simplement parce qu'ils sont en opposition complète ou en antithèse avec l'attitude et les mouvements très intelli- gibles du chien qui se prépare au combat et qui expriment la colère.
Le chien manifeste son attention en relevant la tète et en dressant les oreilles; il prouve généralement sa joie en portant la queue en l'air, mais avec moins de vigueur que lorsqu'il est irrité. Lorsqu'il est content ou qu'il écoute, il remue la queue. Il manifeste volontiers son affection en se frottant contre son maître, en cherchant le frottement ou les tapes de la main.
Graliolet a expliqué ces mouvements : « C'est toujours, dit-il, la partie la plus sensible de leur corps qui recherche les caresses ou les donne. Lorsque toute la longueur des flancs et du corps est sensible, l'animal serpente et rampe sous les caresses et ces ondulations se propageant le long des muscles analogues des segments jusqu'aux extrémités de la colonne vertébrale, la queue se ploie et s'agite. »
Ce qui semble expliquer pourquoi les chiens recherchent le frottement dans leurs manifestations amicales, c'est que pendant l'allaitement de leurs petits le contact avec un objet aimé s'est associé fortement dans leur esprit avec les émotions aflectueuscs.
HISTOIRE NATURELLE DU CHIEN.
61
Les chiens prouvent également leur tendresse en léchant les mains ou le visage de leurs maîtres; ils agissent parfois de la même façon entre eux ou avec les animaux près des- quels ils vivent. Nous en avons vu qui léchaient des chats et même des lapins domestiques.
Ce signe expressif dérive sans nul doute de l'habitude
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LES CARESSES DU CHIEN.
qu'ont les femelles de pourlécher leurs petits pour les net- toyer.
Darwin ajoute que l'affection des chiens pour leurs maî- tres se mélange d'un sentiment profond de soumission qui tient un peu de la crainte. Certains chiens ne se bornent pas à abaisser leurs oreilles et à s'aplatir un peu en ap- prochant leurs maîtres, mais ils s'allongent sur le sol, le
62 LE CHIEN.
ventre en l'nir. C'est là un mouvement aussi opposé que possible à toute démonstration de résistance.
La douleur se manifeste chez le chien à peu près comme chez la plupart des animaux, c'est-à-dire par des hurle- ments, des contorsions et des mouvements convulsifs du corps entier. Sous l'influence d'une terreur extrême, il se roule à terre, hurle et laisse échapper ses excrétions; ou bien tous ses muscles tremblent, son cœur bat avec une rapidité extraordinaire et sa respiration devient haletante. Ces symptômes, en semblable cas, sont les mêmes chez l'homme.
La moindre frayeur du chien se manifeste invariablement par la position de la queue qui se cache entre les jambes; le chien effrayé, poursuivi, ou en danger d'être frappé par derrière cherche évidemment à retirer aussi rapidement que possible tout son arrière-train. Il agit de la même ma- nière lorsqu'il est indécis ou contrarié.
Presque tous ces mouvements sont communs à Ions les individus de toutes les espèces et aussi aux parents abori- gènes du chien, au loup et au chacal par exemple.
Le chien, lorsqu'on lui présente un objet appétissant, de la viande ou du sucre, fixe avec ardeur ses yeux sur cet objet dont il suit tous les mouvements, et pendant que les yeux regardent, les deux oreilles se portent en avant, comme si cet objet pouvait être entendu.
Cette observation, faite par Gratiolet, tend ù prouver l'existence de mouvements sympathiques, mais il est plus raisonnable d'admettre qu'il n'y a point de sympathie entre les oreilles et les yeux, que c'est là une habitude hérédi- taire des chiens ayant en principe dressé les oreilles en même temps qu'ils regardaient afin de chercher à percevoir le bruit pouvant être produit par ce qui attirait leur atten- tion.
L'étude des mouvements habituels associés chez les ani-
HISTOIRE NATURELLE DU CHIEN. 63
maux offre le plus graud intérêt. Le rôle de riiércdité est considérable. Ainsi lorsqu'un chien veut se mettre à dormir sur un tapis ou sur une surface dure il tourne généralement en rond et gratte le sol avec ses pattes de devant d'une manière insensée, comme s'il voulait piétiner l'herbe et creuser un trou, ainsi que le faisaient sans doute ses ancê- tres sauvages lorsqu'ils vivaient dans les bois ou dans de vastes plaines couvertes d'herbe.
Beaucoup d'animaux carnassiers lorsqu'ils rampent vers leur proie et se préparent à se précipiter ou à sauter dessus baissent la tête et se courbent, autant, scmble-t-il, pour se
LE CHIEN EN ARRET.
cacher que pour se préparer à l'assaut; c'est cette habitude poussée à l'extrême qui est devenue héréditaire chez nos chiens d'arrêt et nos chiens couchants. Ils gardent souvent une de leurs pattes de devant repliée et soulevée pendant longtemps; ils se préparent ainsi à s'avancer avec pru- dence, attitude caractéristique chez le chien d'arrêt.
Les chiens, après avoir fait leurs excréments, grattent souvent le sol d'avant en arrière avec leurs quatre pattes, même lorsqu'ils sont sur un pavé tout nu; il semble qu'ils aient l'intention de recouvrir de terre leurs excréments, à peu près comme les chats. Nous ne pouvons guère douter qu'il n'y ait là un vestige sans utilité d'un mouvement
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habituel, qui avait un tnit déterminé chez un ancêtre éloigné du genre cliien, et qui s'est conservé depuis une antiquité prodigieuse.
Les chiens et les chacals prennent grand plaisir à se rou- ler et à frotter leur cou et leur échine sur la charogne; cependant les chiens n'en mangent pas, mais ils se délec- tent de son odeur. Les loups n'ont pas cette habitude et on a remarqué que les gros chiens qui descendent probable- ment des loups ne se roulent pas aussi souvent sur la cha- rogne que les petits chiens qui descendent, selon toute apparence, des chacals.
Les terriers, chasseurs de rats, déchirent et tourmentent le morceau de pain qu'on leur jette comme si c'était un rat ou une autre proie vivante. Il semble, quoiqu'ils connais- sent leur erreur, qu'ils veulent donner un goùL imaginaire à un morceau peu appétissant*.
Par leurs différentes attitudes, par la variété de leurs aboiements, les chiens ont le désir d'exprimer, expriment à leurs semblables et à leurs maîtres les dispositions dans lesquelles ils se trouvent; leurs pensées, leurs passions, leurs besoins, se traduisent ainsi que les nôtres par des gestes dont la signification est claire : la faim, la soif, le plaisir, l'affection, la colère, la peur, le désir, le dépit, le mépris même.
Chez eux comme chez nous un lien puissant réunit les intentions aux mouvements; mais les chiens ont des atti- tudes plus caractéristiques peut-ôlre, parce que leur langage est plus imparfait.
Nous n'avons pas, il en faut prendre notre parti, d'autres moyens que le chien d'exprimer nos passions par des signes extérieurs et il faut admettre avec les savants modernes que
1. Darwin. — « De l'expression des émotions chez l'homme et chez les ani- maux. »
HISTOIRE NATURELLE DU ClIlEN. 65
los expressions physiques de l'espèce humaine seraient inexplicables si l'on n'admettait pas que l'homme a vécu autrefois dans une condition très inférieure et voisine de la bestialité. L'éducation seule nous a appris à nous rendre maîtres de certains mouvements considérés comme gros- siers, mouvements communs à tous les animaux d'ordre supérieur ; la preuve en est que les enfants expriment leurs émotions avec une énergie semblable à celle des bêtes.
L'éducation nous a donné quelques gestes convention- nels; elle s'efforce de supprimer la manifestation brutale des sensations : l'idéal d'un homme de bonne compagnie est de ne point montrer ce qu'il éprouve, de commander à SCS organes, d'être maître de son visage et de ses mains, de dominer en publie» ses douleurs physiques et morales, ses appétits et ses joies, de vaincre en un mot, par l'effort de la volonté, les manifestations auxquelles s'abandonne l'être en proie à une passion.
Mais cettepuissance, encore une fois, ne s'acquiert que par l'éducation, qui seule établit une différence entre les hommes du monde et les hommes du peuple. Livrés à nous-mêmes, nous laissons voir comme le chien tout ce que nous ressen- tons; toutefois lo chien lui-même modifie quelques-uns de ses gestes lorsqu'on se donne la peine de l'instruire.
Ces considérations générales terminent ce qui a trait à l'histoire naturelle.
Nous avons dit que l'odorat du chien est très développé, plus développé que chez aucune autre espèce d'animaux; cela le met à même d'accomplir des actions qui tiennent du prodige. Son ouïe est fine, sa vue excellente.
Ses allures sont au nombre de trois : le pas, le trot et le galop; il passe indifféremment de l'une à l'autre, suivant son désir, son besoin, ou l'excitation qu'on lui donne. Lorsqu'il marche, il porte son corj)S ou i)lutôt son train de derrière de travers, de manière à éviter (juc ses membres postérieurs,
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66 LE CIlIEi\.
plus larges que les autres, ne heurtent ses membres anté- rieurs.
Son pelage est si varié qu'il est impossible d'en entre- prendre la description. De même sa taille varie à l'infini. Il est par conséquent difficile de saisir les caractères de la race primitive; le climat, l'émigration, l'éducation ont produit des transformations sans nombre; mais le prototype est le chien sauvage. La preuve en est que l'espèce y revient quand on cesse de l'améliorer.
C'est le chien de berger qui se rapproche le plus, selon toute probabilité, du chien primitif; de lui vraisemblable- ment dérivent toutes les variétés domestiques.
De même que chez les hommes, le pays, les habitudes et la nourriture ont modiûé la forme et le tempérament des chiens. Ceux des pays froids, amenés dans les régions tem- pérées, ont perdu leur poil, acquis une peau fine, sont de- venus grands, forts et musculeux. Le contraire s'est produit quand d'un pays chaud ils ont été conduits dans des con- trées froides.
Les organes, les facultés des êtres sont soumis à l'influence climatérique, à la forme et aux productions du sol ; ils en dépendent, ils en sont le résultat. Quand on se rapproche du pôle nord, les hommes sont chétifs, les chiens petits et poilus, les plantes rabougries. A l'autre extrémité de la terre, tout ce qui vit prend au contraire des proportions colos- sales. Tout obéit donc aux dispositions de la nature; mais ensuite l'etTort humain discipline, organise, accommode à ses besoins tout ce qui est susceptible d'être dominé par lui.
Les hommes, suivant leur commodité particulière, ont fait des animaux dont ils sont maîtres d'utiles auxiliaires; ils ont par le croisement modifié la race canine et créé pour la guerre, pour la défense, pour la garde des troupeaux, pour la chasse, pour leurs plaisirs et pour leurs travaux, des in- dividus d'espèce particulière. L'homme a fait de cet animal
HISTOIHE NATURELLE DU CHIEN.
67
son serviteur: il l'a approprié à ses besoins; il l'a cultivé comme il a cultivé sa propre race, trouvant en lui un com- pagnon digne de ^ ivre en sa société, capable de le charmer par la beauté et l'élégance de ses formes, capable surtout de le bien servir. Cet auxiliaire lui est devenu indispensable; le chien mérite qu'on le protège, qu'on le défende et qu'on l'aime.
Il y a moins de distance, a écrit Montaigne, entre l'homme et le chien qu'entre certains hommes.
On peut aller plus loin : on peut dire que les qualités du chien sont telles, qu'elles nous doivent servir d'exemple, et nous répétons avec Toussenel que plus on apprend à con- naître l'homme, plus on apprend à estimer le chien.
CHAPITRE III
LES CHIENS GUERRIERS
La race canine est honorée par les plus nobles et les plus courageuses actions. Naturellement douée de courage, elle est arrivée, grâce à l'éducation de l'homme, au mépris absolu de la vie et jusqu'à l'héroïsme.
Nous avons su inspirer à nos compagnons, à nos amis à quatre pattes, toutes nos passions depuis les plus superbes jusqu'aux plus infimes, et toute l'échelle humaine est repré- sentée dans leur espèce, depuis les preux chevaliers jus- qu'aux chevaliers d'industrie.
Quelques-uns ont conquis ce qu'on pourrait appeler la noblesse d'épéc; ils se sont signalés dans les batailles, et
LES CHIENS GUERRIERS. 69
Toussenel a pu dire d'eux qu'ils s'enivrent de l'odeur de la poudre.
Nous sommes tentés de croire que, en France, les chiens ainsi que les hommes ont pour la carrière des armes une prédilection marquée. Chaque fois qu'un de nos régiments entre dans une de nos villes, tambours battant et clairons sonnant, cjui se précipite au-devant de nos troupiers, qui leur fait cortège et les suit d'une allure hardie? Les gamins et les chiens de la cité. Les uns et les autres s'efforcent de marquer le pas, se dandinent en cadence; ils lèvent la tête, leurs regards brillent à la pensée qu'ils peuvent être con- fondus avec les défenseurs de la patrie. Que si c'est là une supposition invraisemblable pour le chien, il est du moins hors de doute qu'il a pour les soldats une prédilection mar- quée, une affection particulière, affection qui lui est bien rendue; qu'il se plaît à la vie d'aventure, dans le tapage des camps. En temps de guerre, le rêve de chaque soldat est d'avoir un chien.
Avant d'entrer dans les détails de leurs hauts faits mo- dernes, rappelons brièvement leurs actions de guerre dans l'antiquité.
Les Grecs faisaient souvent garder par des chiens leurs camps et leurs forts; la citadelle de Corinthe entre autres avait une garnison de molosses, la i)lus belle race ca- nine de l'antiquité, type disparu, mais dont deux admirables statues de marbre, conservées au Vatican, donnent, à ce qu'on affirme, l'exacte représentation.
Cette race dégénérée paraît être représentée par les chiens mâtins, ou par les chiens de Laconie, qui ont dû donner naissance aux chiens de bergers.
Parmi les chiens célèbres de l'antiquité nous citerons le chien de Xantippe, qui à la bataille de Salamine s'élança dans la mer en aboyant contre les ennemis, et le chien vaillant qui, à Marathon, combattit avec les Crées contre les
70 LE CHIEN.
Perses et fut couvert de blessures. On l'honora comme un héros.
Il n'y avait point de garnison canine dans la citadelle d'Athènes, Plutarque l'a aftlrmé ; mais il s'en trouvait une, nous le répétons, dans la citadelle de Corinthe, et elle était gardée à l'extérieur par un poste avancé de cinquante chiens placés en vedette sur le bord de la mer. Une nuit que la garnison était ivre, l'ennemi débarqua; les cinquante chiens combattirent comme des lions : quarante-neuf furent tués sur la place. Le dernier, nommé Soter, courut vers la ville, donna l'alarme, éveilla les soldats et l'ennemi fut repoussé.
Le Sénat ordonna que Soter porterait un collier d'argent avec cette inscription : « Soter, défenseur et sauveur de Co- rinthe.» En l'honneur des autres chiens on éleva un monu- ment en marbre oi^i leurs noms furent gravés, ainsi que celui de Soter.
Cette appellation de Soter, qui en grec signifie sauveur, était dans la mythologie un surnom donné à Jupiter, à Bacchus et à Apollon. Ce surnom s'appliqua plus tard à quelques rois d'Egypte et de Syrie, et il y a dans le marly- rologe chrétien un pape nommé Soter.
Un poste de chiens était également chargé de la garde du Capitule à Rome, et ces vigilantes sentinelles s'acquittaient de leur mission avec tout le zèle désirable. Une fois cepen- dant elles se trouvèrent en défaut.
Lorsque les Gaulois commandés par Brennus firent le siège de Rome, tous les Romains en état de porter les armes s'enfermèrent dans le Capitole, tandis que les vieillards dé- cidés à mourir demeurèrent dans la ville abandonnée.
Maîtres de la cité, les Gaulois, pendant une nuit, tentèrent l'escalade de la forteresse et, se hissant les uns les autres en gravirent les escarpements sans faire assez de bruit pour réveiller les chiens assoupis, affaiblis par une longue diète. Cependant quand les assaillants arrivèrent aux portes, les
LES CHIENS GUERRIERS. 71
chiens ouvrirent les yeux; ils allaient aboyer : on leur ferma la gueule comme on fermait celle de Cerbère, en leur jetant des morceaux de pain qu'ils dévorèrent.
Par bonheur pour les Romains, les oies sacrées de Junon se montrèrent plus intraitables; elles poussèrent des cris et donnèrent l'alarme. La garnison accourut aussitôt et préci- pita l'ennemi au bas des roches.
Depuis lors, quand on célébrait à Rome l'anniversaire de cette délivrance, on promenait sur un char une oie à la- quelle étaient réservés les lauriers du triomphe et à côté d'elle on exposait un chien crucilié.
Saint-Évremont s'est permis à ce sujet de critiquer violem- ment la tactique des soldats romains, qui s'en remettaient à des chiens du soin de leur salut; sans doute mieux vaut veiller soi-même, mais cette défaillance exceptionnelle et explicable n'enlève aux chiens rien de leur valeur habi- tuelle. Bien nourris, ils eussent fait leur devoir; tout le monde connaît cette histoire, et cependant il n'est venu à l'esprit de personne de remplacer un chien de garde par une oie.
Nous ne voulons point rappeler ici tous les faits de l'an- tiquité; l'énumération en deviendrait fatigante; aussi nous contenterons-nous des traits principaux, de ceux qui servent à prouver clairement que jadis les chiens furent pour les hommes d'utiles auxiliaires en temps de guerre, de fiers lutteurs qui jamais ne désertaient leur poste et qui savaient bien mourir. On possède à ce sujet mille témoignages d'his- toire. Strabon rapporte que les Gaulois se servaient de chiens à la guerre comme de soldats étrangers; Appian, que les anciens rois gaulois « avoient pour la garde asseurée de leur personne, une escadre de chiens, lesquels hardiz et vaillants aux combats qu'ils estoient, jamais n'abandon- noient leurs maistres. »
Ils luttaient h leurs côtés, et Pline a rappelé que lorsque
72 LE CHIEN.
les Cimbres eurent été défaits par Marins, il fallut que les Romains recommençassent la bataille avec leurs chiens.
Les chevaliers de Rhodes se servaient de ces bons com- pagnons pour les postes avancés, pour les patrouilles; on les utilisa souvent. Un bronze antique, trouvé à Hercu- lanum et placé au musée de Naples, représente des chiens cuirassés défendant une citadelle attaquée par des soldats armés de toutes pièces.
On trouve dans Hérodote que Cyrus fit rassembler un grand nombre de dogues pour la guerre, leur assignant quatre villes dont les habitants devaient les nourrir. Les Celtes avaient des régiments de chiens armés d'un collier hérissé de pointes en acier et couverts d'une cuirasse.
Pline, dont les récits doivent être cités, a conté que les Colophoniens et les Castabaliens possédaient des cohortes de chiens dressés à la guerre et qui combattaient au pre- mier rang sans se rebuter jamais. — Auxiliaires précieux qui pouvaient compter parmi les plus sûrs et les plus fidèles, et qui cependant ne coûtaient point de solde.
Massinissa, se fiant peu aux hommes, avait une garde de chiens.
Reaucoup de peuples ont dressé les chiens à éventer les embuscades, et Pline raconte encore que le roi des Gara- mantes, chassé du trône, ne parvint à le reconquérir qu'aidé par une troupe de deux cents chiens. Pline était d'ailleurs grand partisan de ces utiles auxiliaires, qui, disait-il, une fois engagés, ne lâchaient plus prise, ne fuyaient jamais devant l'ennemi et n'étaient point exigeants sur l'article des honneurs, de l'avancement et de la solde.
Plus tard on employa les chiens contre la cavalerie ; on les enfermait dans une cuirasse au devant de laquelle étaient fixés une faux et un vase plein de feu. Les chevaux, harcelés par les morsures des chiens et par les brûlures, s'enfuyaient.
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LES CHIENS GUERRIERS. 75"
C'est ce qu'on appelait au Moyen âge la guerre des chiens contre les cavaliers.
L'usage des chiens de guerre continua pendant le moyen dgc. L'histoire d'Angleterre est pleine de récils de grandes batailles dans lesquelles les chiens d'Ecosse jouent un rôle important. Henri YIII, envoyant une armée auxiliaire à Charles-Quint pour l'aider à combattre François I", mit à la solde du monarque espagnol quatre cents chiens an- glais.
Les Finlandais pendant longtemps dressèrent leurs chiens à la chasse à l'homme. Ailleurs on les fit combattre contre les chiens des ennemis. A Granson, des chiens de montagne appartenant aux confédérés suisses entamèrent l'action contre des chiens bourguignons.
Nous avons dit comment les Espagnols utilisèrent ces animaux en Amérique: le régiment de VascoNunez étrangla à lui seul plus de deux mille Indiens.
Les chiens furent pour moitié dans les conquêtes des Es- pagnols au Mexique et au Pérou; on les dressait à chasser l'Indien connue nos chiens chassent le cerf ou le lièvre, et on leur donnait la curée d'Indien.
D'un autre côté, les chiens du Pérou sont animés d'une juste vengeance contre les Espagnols.
L'histoire a conservé le nom du fameux chien Bérésillo, qui fit autant de carnage que cent brigands de la Castille, qui recevait une haute paye, double ration, et qui obtint des grades militaires.
Au combat de Caxamalca, les chiens de l'armée de Pizarre se comportèrent si vaillamment que la cour d'Espagne, recon- naissante de leurs exploits, décréta qu'il leur serait servi une solde payée régulièrement comme celle des autres troupes.
Pendant les campagnes de 1769 à 1774, les Turcs et surtout les Bosniaques se faisaient accompagner d'un grand nombre
76 LE CHIEN.
de chiens qui veillaient à la sûreté du camp et déchiraient les ennemis qui s'approchaient de trop près.
En 1788, au siège de Dubicza, les chiens turcs d'une troupe d'avant-garde se défendirent victorieusement contre les patrouilles autrichiennes.
Nos chiens de Saint-Domingue ont leur histoire, et nos chiens d'Algérie nous ont rendu pour la conquête les plus incontestables services.
Partout et quelle que soit la nature du service qu'on lui demande, le chien comprend et, avec une abnégation sans pareille, un courage sans égal, il exécute la volonté de son maître.
D'animaux bons et dévoués la férocité huniaino a fait des bêtes féroces se nourrissant d'hommes, et l'on a cité souvent à ce sujet le mot terrible d'un Espagnol d'Haïti à un brigand de son espèce : « Prête-moi un quartier d'Indien pour le déjeuner de mes dogues; je te le rendrai demain ou après. "
Christophe Colomb mit en déroute cent mille Indiens à l'aide de cent cinquante fantassins, de trente cavaliers et d'une soixantaine de chiens.
Selon la coutume arabe, les armées mahométanes étaient toujours suivies de véritables armées de chiens. A la suite de la victoire de Mahomet II, ces animaux s'acclimatèrent à Constantinople et dans les villes environnantes. Ils sont en quelque sorte les .maîtres de ces cités, y vivent à leur guise, mordent les passants si cela leur convient et aboient durant presque toutes les nuits parce que cela leur plaît. Ils vivent en un mot comme en pays conquis.
Au seizième siècle encore, a rapporté un auteur normand, les chiens servaient de garde dans les villes et dans les ports, défendaient les habitants contre les surprises des pirates, et dans le combat supportaient sans jamais faiblir le premier choc des assaillants,
LES CHIENS GUERRIERS. 77
La ville de Saint-Malo n'eut jamais de meilleurs défen- seurs, mais cette garnison, dont un des exploits est rappelé dans une chanson célèbre, devint à la fin si dangereuse qu'il fallut la licencier.
Dans la défense ou dans l'attaque, les chiens dressés à la guerre ont toujours fait preuve d'admirable courage et par- fois même ont donné des leçons à leurs maîtres.
A la bataille de Morat, au milieu du quinzième siècle, une troupe de chiens des montagnes de la Suisse rencontra une autre troupe de chiens ennemis et la défit entièrement.
« C'est surtout à la guerre, c'est contre les animaux ennemis ou indépendants qu'éclate le courage du chien et que son intelligence se déploie tout entière; les talents na- turels se réunissent ici aux qualités acquises *. »
A côté de la vérité, la fable parfois apparaît ; et nous vou- lons, ne fût-ce que pour mémoire, relater la présentation au roi d'Angleterre, George II, du lévrier Mustapha, héros de la bataille de Fontenoy qui, paraît-il, fut gratifié d'une pension alimentaire.
La tradition afhrme que ce chien, resté seul auprès d'une pièce de canon, après la mort de son maître, s'avisa de mettre le feu à la pièce au moment le plus favorable.
Nous n'oserions jurer que cela est vrai.
De nos jours on ne peut plus utiliser les chiens de la sorte, mais ils rendent encore de nombreux services dans les en- treprises contre les sauvages et on trouve toujours des chiens mêlés à nos actions de guerre; toutefois ils ne jouent plus qu'un rôle épisodique.
Dans la plupart de nos régiments on a conservé le sou- venir de quelque chien célèbre qui se montra bon compa- gnon d'armes et prêta aux soldats ses amis aide et assis- tance.
Il suffit de faire appel à la mémoire de nos vieux trou-
1, Buffon.
"/S LE CHIEN.
piers pour leur entendre conter à ce sujet les anecdotes les plus vraies et les plus curieuses. Citons-en quelques- unes.
On raconte encore à Milan l'histoire du caniche Mofflno, qui suivit son maître, un soldat faisant partie du corps d'ar- mée du prince Eugène Beauharnais, pendant l'expédition de Russie en 1812.
Au passage de la Bérésina les deux compagnons se trou- vèrent séparés dans la débâcle, et le soldat de Milan revint seul dans son pays.
Un an après son retour, un animal se présenta au seuil de sa maison, une pauvre bête maigre, efllanquéc, n'ayant plus que la peau sur les os. On voulut la chasser, elle poussa des hurlements plaintifs; c'était un squelette de chien si horrible que le soldat lui-même s'apprêtait à le renvoyer avec un coup de pied lorsque soudain, regardant avec plus d'attention, il se baissa et appela Moffino. A ce nom la pauvre bête poussa un aboi joyeux et essaya de se relever, mais retomba à terre, épuisée par la fatigue et par la faim.
Ce chien, au prix de terribles souffrances, avait traversé les fleuves, franchi les montagnes, parcouru une moitié de l'Europe pour retrouver celui qu'il aimait et qui fut assez heureux pour le ranimer et lui rendre la vie.
Il y a quelques années, en Afrique, des zouaves trouvè- rent une chienne qu'ils adoptèrent et baptisèrent Minette. La chienne, alors toute petite, suivit le bataillon ou plutôt le précéda, car toutes les fois que le régiment à la fin de l'étape cherchait vainement un peu d'eau, elle se chargeait de découvrir les puits cachés dans les ravins.
Le brave animal suivit son drapeau en Crimée, et, au siège de Sébastopol fut blessé par un éclat d'obus qui lui laboura l'échiné.
Pansée, affectueusement soignée par le chirurgien. Minette
LES CHIENS GUERRIERS. 79
ne tarda pas à se rétablir, et aussitôt qu'elle eut quitté l'am- bulance, elle retourna à son poste, c'est-à-dire à la tranchée, où les bombes et les boulets ne l'inquiétaient guère, tant elle était préoccupée d'éventer et de signaler les partis russes.
Plus tard elle fit la campagne d'Italie et assista aux ba- tailles de Magenta et de Solferino. Pendant l'action, courant au-devant de son régiment, elle ne cessait d'aboyer contre l'ennemi aussi longtemps que durait la bataille. Quand elle mourut, à quinze ans, on lui fit des funérailles auxquelles assista plus d'un vieux brave tortillant sa moustache d'une façon significative.
Les rapports relatifs au passage du Grand Saint-Bernard par le premier Consul, a rappelé M. de la Barre-Duparcq, dans une étude historique sur les chiens de guerre, relatent quelques belles actions accomplies par des caniches.
Moustache, une nuit qu'il campait avec son régiment au- dessous d'Alexandrie, évita une surprise, donna l'éveil et fit prendre les armes. Grâce à sa vigilance l'ennemi fut re- poussé. En récompense on l'inscrivit sur les contrôles du corps avec le droit de recevoir chaque jour une portion de grenadier. Le perruquier de la compagnie reçut l'ordre de le tondre et de le peigner une fois par semaine. Il fut blessé d'un coup de baïonnette et il boitait encore le jour de la ba- taille de Marengo, ce qui ne l'empêcha pas d'attaquer un dogue autrichien qu'il allait étrangler quand une balle vint abattre son ennemi.
A Austerlitz, Moustache défend un porte-étendard et après la mort du soldat rapporte les lambeaux déchiquetés du dra- peau.
Ce jourlti il revint la patte cassée; mais on assure que Lannes, en récompense de sa glorieuse action, lui fit attacher au cou une médaille retenue par un ruban rouge et relatant sa conduite.
^0 LE CHIEN.
Napoléon, dans le Mémorial de Sainte-Hélène, raconte avoir été ému par le spectacle d'un chien qui tristement aboyait sur le champ de bataille auprès du cadavre de son maître.
'Au siège de Badajoz l'animal fut tué par un boulet. Il avait mérité de mourir ainsi.
Un autre chien se conduisit plus héroïquement encore. Patte Blanche suivait un sous-lieutenant porte-drapeau du 116™« de ligne, nommé Burat. Un jour le détachement dont celui-ci faisait partie fut cerné par les Portugais à qui nous faisions la guerre. La hampe du drapeau se brisa; l'officier ressaisit l'étendard et avait mis hors de combat une partie de ses assaillants lorsqu'il reçut un coup de sabre à la tète. On lui arracha le drapeau : il eut la force de le reprendre encore, mais, percé de coups de baïonnette, il tombe, il va être achevé lorsqu'il entend les aboiements d'un chien. A moi. Patte Blanche? crie-t-il ; le chien aussitôt saute à la gorge de celui qui avait pris le drapeau et l'étrangle. Burat res- saisit son aigle et un lambeau de soie, puis il tombe évanoui au moment où les ennemis inquiétés s'éloignent.
Patte Blanche lui lécha le visage et le ranima. Quand le lieutenant rouvrit les yeux sous cette caresse, il vit (jue les intestins de la pauvre bête s'échappaient à travers une large blessure; il se traîna jusqu'à une source voisine, déchira sa cravate, la trempa dans l'eau, pansa son compagnon puis retomba sur le sol. .
Par bonheur, ni les blessures de l'homme ni celles de l'animal n'étaient mortelles.
En Afrique, on se servit souvent de chiens comme éclai- reurs et on n'eut qu'à se louer de leur vigilance.
Galimafré, chien énorme, enlevait, si on lui en donnait l'ordre, un blessé arabe et le rapportait comme un lièvre ; une. fois il mit en fuite deux Arabes qui voulaient décapiter son maître blessé, les empêcha de le dépouiller et leur ar- racha sa croix qu'ils voulaient emporter.
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LES CHIENS GUERRIERS. 83
Magenta, chien des zouaves de la iT:ardc mérite également qu'on fasse mention de ses exploits. Il avait coutume pen- dant les batailles de porter dans un petit bat des rouleaux de bandes de toile destinés aux premiers pansements des blessés.
Pendant presque toutes les expéditions dernières, chaque détachement avait son chien choyé, fêté de tous, considéré comme un camarade, peut-être comme un doux souvenir du village et des jeunes années.
Chaque peloton de cavalerie avait le sien comme chaque compagnie d'infanterie, et quand la marche était trop longue le cavalier plaçait son chien sur le pommeau de la selle, le fantassin sur son sac. Bons compagnons, vous consoliez, en revanche de ces soins, nos soldats fatigués, vous étiez leur seule joie; jamais on ne vous aimera trop.
Bob était un chien anglais qui aimait de toute son âme un soldat de son pays. Pendant l'expédition de Grimée, Bob suivit son maître et le régiment des gardes fusiliers de la reine Victoria; il assista à toutes les batailles qui se livrèrent autour de Sébastopol.
Le soir venu, au camp, il s'asseyait à côté de ses amis blessés, les regardait d'un air doux et attendri comme pour les consoler et pour les plaindre; il leur léchait la main et apportait avec ses caresses quelque adoucissement à leur souffrance.
Il se montra si vaillant, si dévoué qu'on lui décerna une médaille et qu'on l'inscrivit sur le registre du régiment; il répondait à l'appel de son nom.
Lorsque les troupes, la paix signée, s'embarquèrent pour le retour. Bob manqua à l'appel. Les officiers partirent à sa recherche, et le retrouvèrent; il s'était trompé de bateau; on le ramena en triomphe, et à Londres, le jour de la grande revue. Bob eut l'honneur de défiler à la tête de sa compa- gnie devant la reine d'Angleterre.
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LE CHIEN.
Les armées étrangères ont aussi des chiens pour compa- gnons. Danemark est un chien allemand qui pénétra le pre- mier dans la place de Dïippel : ce brave animal se distinguait
surtout par son attachement pour les blessés ; dès qu'un des siens tombait, il s'en approchait, étanchait le sang avec sa langue, et appelait du secours, n'abandonnant son ami que lorsqu'on l'emportait à l'ambulance.
LES CHIENS GUERRIERS. 85
Puisque nous parlons dos chiens allemands, nous cilcrons l'anecdote empruntée au livre de M. de Chcrville, intitulé V Histoire naturelle en action. C'est une des plus jolies qu'on connaisse.
L'aimable et charmant conteur qui est, croyons-nous, l'é- crivain moderne dont les attachants récits font le plus auto- rité en histoire naturelle, a narré, comme il le sait faire tou- jours, les relations des Prussiens avec nos chiens pendant la guerre dernière.
Il dit que si la presse s'est fort égayée sur le tendre pen- chant que nos conquérants manifestaient pour nos ])cndu- les, il y a eu quelque injustice à spécialiser leurs prédilec- tions, qui s'étendaient en réalité à tout ce qui valait la peine d'être emporté.
En effet, dans les villages traversés par leurs colonnes on trouvait encore parfois un coucou servant l'heure, mais on eût vainement cherché un caniche.
M. de Cherville prétend ne point exagérer en affirmant que les quatre ou cinq cent mille hommes que nous avons vus, hélas ! défiler, traînaient après eux plus de trente mille chiens dont les neuf dixièmes étaient français.
Dans le village habité par l'écrivain, séjourna au mois de décembre 1870 un régiment de uhlans qui, en marche, avait l'air de convoyer une meute. Le capitaine, pour sa part avait collectionné sept chiens d'arrêt.
M. de Chcrville eut à loger quatre sous-officiers, qua- torze soldats, dix-huit chevaux et un chien, le seul peut- être qui n'eût pas été volé.
« Son signalement, dit-il, était un certificat de la légalité de sa provenance. C'était un de ces braques gigantesques et décousus, à la tête massive, au fouet énorme, au poil blanc tiqueté de marron comme il n'en fleurit que de l'autre côté du Rhin.
« Sa situation exceptionnellement honorable lui concilia
86 LE CHIEN.
mes sympathies. Son maître savait tout juste autant de français que je savais d'allemand, et la pantomime jouait le principal rôle dans nos causeries. Un peu plus fort sur le langage de la race canine, je me dédommageai avec le braque : nous causions comme deux pies borgnes et cela avec tant d'épanchements réciproques qu'il n'a pas tenu à lui, j'en suis sûr, que le capitaine de son maître ne m'ait ré- quisitionné comme le huitième échantillon de nos espèces.
« Je vous ai dit que le braque était un chien : son nom vous semblera donc aussi bizarre qu'il me le parut à moi-même, car il est ordinairement chez nous réservé au beau sexe de sa race ; son maître l'appelait Diane. J'avais vainement es- sayé de faire comprendre à celui-ci le contre-sens de ce bap- tême, il me répondait invariablement :
« — Ya! Tiane la técssc de la chasse; lui le lieu.
« Et, contemplant son animal avec une émotion véritable, les yeux brillants, la parole vibrante il ajoutait :
« — 0 suplime, suplime, mon Tiane ! »
« Trois semaines après le départ des uhlans mon devoir me conduisait sur un champ de bataille encore tiède. J'avais parcouru les deux tiers du théâtre de cette lutte de deux jours, lorsque le hurlement d'un chien attira mon attention. Je franchis un mamelon qui me cachait un tertre de terre fraîchement remuée, et sur cette éminence significative j'a- perçus un animal, dans lequel, quoique prodigieusement amaigri et efllanqué, je reconnus tout de suite le camarade du sous-officier de uhlans, Tiane le suplime et mon ami.
« Sa présence en ce lieu funèbre était un récit : il avait creusé avec ses ongles pour se rapprocher du maître qui gisait là avec ses compagnons, et, couché dans sa fosse, la tête élevée, il jetait à l'air ses notes les plus lugubres.
« La vieille légende du chien du soldat a quelque chose de si touchant qu'elle vous empoigne, même quand le regretté est un ennemi. J'allai droit ù Diane, qui me prouva en agi-
LES CHIENS (lUERRIERS. 87
tant sa queue écourtée qu'il m'avait reconnu; je le caressai, j'attachai une corde à son collier, et après quelque résis- tance je parvins à l'entraîner. Lui ayant donné l'hospitalité avec un appoint de dix-huit chevaux et de dix-huit hommes, je pouvais hien la lui offrir maintenant qu'il était seul. Deux heures après nous roulions sur la route de Chartres, Diane, mon domestique et moi.Malheureusement la voiture n'avait pas été construite pour des chiens du calibre d'un veau de trois mois ; au bout d'une demi-heure les crampes nous rendaient la présence du troisième voyageur intolérable. Je voulus voir s'il nous suivrait. Effectivement Diane, qui n'avait pas l'habitude de cheminer en porte manteau der- rière son maître, Diane, qui avait probablement réfléchi qu'il n'est point de regrets éternels ni d'ami qui ne se rem- place, se casa de lui-même sous l'américaine et commença de trotter comme s'il n'avait fait que cela toute sa vie. Sa bonne volonté m'avait ins[)iré tant de conhance que je fus dix minutes à m'apcrcevoir qu'il avait disparu. Je n'avais pas de temps à perdre, et, si contrarié que je fusse de n'a- voir pu arracher la pauvre bête à la misérable -destinée qui l'attendait, je poursuivis ma route. Au bout de quelque temps un cri du domestique m'arrachait à ma rêverie : « — Le chien, Monsieur, regardez-donc le chien ! » « Diane était, en effet, revenu à son poste, mais avec des bagages : il tenait dans sa gueule une oie du plus gros for- mat; cette oie, il était évident qu'il l'avait capturée dans une ferme devant laquelle nous venions de passer. Je lui enle- vai son butin. Au premier village que nous rencontrâmes je descendis, afin de renvoyer la victime à son propriétaire. Pendant que j'expliquais ce qui s'était passé à mon commis- sionnaire, je sentis quelque chose qui se frottait à mes jam- bes; je me retournai: c'était Diane, nanti cette fois d'une paire de bottespresque neuves et me regardant d'un air qui exprimait un vif désir de me voir sensible à cette attention.
88 LE CHIEN.
« Je comprenais maintenant la qualification de sublime que le sous-officicr de uhlansaccolait au nom de sonchien. Diane pouvait être un chasseur médiocre, mais c'était à coup sûr un maraudeur de premier ordre. Gomme ce n'était pas pré- cisément pour cet emploi que je l'avais engagé, je l'attachai sous la voilure et nous arrivâmes sans encombre à une au- berge isolée oh nous devions passer la nuit.
« Le cheval fut mis dans une écurie où se trouvait déjà une vache, et Diane attaché entre ces deux animaux; moi j,e gagnai ma chambre, où, comme j'étais très fatigué, je ne tardai pas à m'endormir.
« Dans la nuit je fus réveillé par un bruit étrange, au mi- lieu duquel il me sembla distinguer les gémissements d'un chien; mais comme le bruit cessa tout à coup, je repris mon somme. Au jour, quand je descendis, je crus m'aperce- voir que ma présence causait quelque embarras aux gens de l'auberge et à mon domestique lui-même. Je ne revis plus Diane dans l'écurie, et comme je demandais où il était, l'au- bergiste me fit un signe et m'emmena dans sa chambre.
« — Je suis désolé de ce qui s'est passé, monsieur, me dit- il, mais ce n'est pas ma faute. D'ailleurs, pour vous dédom- mager de la perte de votre chien, nous sommes prêts à vous faire une part dans la vache.
« — Une part dans la vache ? dis-jc, fort étonné. • « — Oui, monsieur. Hier au soir nous avons vu arriver ici un Prussien écloppé, sans fusil, qui conduisait une vache à leur camp sous Nogent; il avait perdu son chemin. Vous com- prenez, monsieur, qu'on ne pouvait pas laisser aller une si belle occasion de lui faire son affaire ; c'était commandé par le devoir, le patriotisme....
« — Et la vache? Continuez, répondis-je avec un certain dégoût.
« — Eh bien donc, monsieur, quand Jeah-CIaude a voulu serrer la vis<lu Prussien (jui dormait dans l'écurie, votre
LES CHIENS GUERRIERS. 89
chien endiablé a brisé son attache, a défendu le brigand, s'est jeté sur Jean-Claude, l'a si bien enserré à la gorge qu'un peu plus c'était lui qui était étranglé. Tout ça ne s'était pas fait sans bruit; les patrouilles prussiennes passant sans cesse devant notre porte, la vie de dix personnes était en péril pour un chien; ma foi! nous l'avons tué à coups de fourche. Mais, je vous le répète, vous aurez votre morceau de la vache, comme la justice le commande, et elle vaut au moins cent écus.
« — Je vous remercie, lui dis-je, le cœur serré, ce chien ne m'appartenait pas; mais vous aller m'aider à lui creu- ser une fosse dans quelque coin de votre jardin : car il a le droit à la sépulture honorable de ceux qui sont morts en défendant leur drapeau. »
Il nous plaît de voir rendre hommage à nos ennemis; la conduite de ce chien est digne de celle d'un chevalier.
Nos actes d'héroïsme ne sont pas plus grands, ne sont pas plus admirables; peut-être même les faut-il placer au-des- sous, parce que les chiens n'y mettent point de vanité et que chez nous l'amour de la gloire, le désir de posséder quel- ques galons ou quelques croix déplus, abaisse parfois notre courage.
Plus d'un brave, en temps de guerre, fut sauvé par son chien.
A la bataille de Sedan, un de nos ofilciers dut la vie à son chien qui ne l'avait point quitté pendant toute la journée terrible.
Le commandant Borsari fut blessé vers le soir; il tomba comme foudroyé et fut bientôt couvert par des cadavres.
Pendant la nuit, de nobles femmes qui avaient organisé une ambulance parcoururent le champ de bataille, une lan- terne à la main. Elles arrivèrent près de l'endroit où gisait le commandant, attirées par les aboiements de son petit chien terrier;
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Celui-ci les appela en quelque sorte et se faufilant sous les morts cl mordant la manche de la tunique de son maître, désigna celui qu'il fallait sauver. On retira le commandant Borsari de dessous les corps qui le cachaient, et après un examen attentif de ses huit blessures, on allait l'abandonner le croyant mort. Mais le chien, avec son merveilleux instinct, comprenant qu'il y avait encore quelque espérance, se mit à hurler d'une façon si lamentable qu'on procéda à un examen nouveau. Le cœur du soldat battait encore; on l'emporta et on le guérit.
Le chien de guerre a été chanté par les poètes, qui ont rendu hommage à sa valeur, à son dévouement, à sa no- blesse de sentiment.
Le 29 juillet 1830, à l'attaque du Louvre par les Parisiens insurgés, un ouvrier tomba frappé par une balle; son chien qui l'accompagnait fut blessé à ses côtés, mais il resta près du cadavre de son maître jusqu'au moment où on le porta en terre. Quelques jours après, un vaste corbillard condui- sit au cimetière les nombreuses victimes des trois journées. Le chien suivit le corbillard et demeura sur la fosse com- mune après le départ de la foule, ne cessant de gémir. Au bout de peu de temps le gardien de la nécropole le trouva inanimé; il était mort de douleur.
Casimir Delavigne composa à ce sujet une belle et tou- chante élégie dont voici les strophes principales :
LE CHIEN DU LOUVRE
Passant, que ton front se découvre ! Là, plus d'un brave est endormi : Des fleurs pour le martyr du Louvre, Un peu de pain pour son ami!
LES CHIENS GUERRIERS 91
C'était le jour de la bataille, II s'élança sous la mitraille;
Son chien suivit. Le plomb tous deux vint les atteindre. Est-ce le maître qu'il faut plaindre?
Le chien survit.
Morne, vers le brave il se penche, L'appelle, et de sa tête blanche
Le caressant, Sur le corps de son frère d'armes Laisse couler de grosses larmes
Avec son sang.
Des morts voici le char qui roule. Le chien, respecté par la foule,
A pris son rang, L'œil abattu, l'oreille basse, En tête du convoi qui passe,
Comme un parent.
Au bord de la fosse avec peine, Blessé de Juillet il se traîne
Tout en boitant; Et la Gloire y jette son maître. Sans le nommer, sans le connaître,
Us étaient tant!
Au vent des nuits quand la couronne Sur la croix du tombeau frissonne,
Perdant l'espoir, Il veut que son maître l'entende; II gronde, il pleure et lui demande
L'adieu du soir.
C'est là qu'il attend d'heure en heure. Qu'il aime, qu'il souffre, qu'il pleure,
Et qu'il mourra. Quel fut son nom? C'est un mystère; Jamais la voix qui lui fut chère
Ne le dira.
93 LE CHIEN.
Après cette pièce pleine d'une sincère émotion, nous ne citerons pas d'autres poésies; nous rappellerons seulement, à cause du nom de son auteur, une chanson intitulée : Le chien du régiment. Elle est l'œuvre du grand Carnot, mais c'est une œuvre si faible qu'il se faut réjouir qu'elle soit tombée dans l'oubli et que son auteur ait abandonné les lettres pour le service de son pays.
Sur ce sujet du chien du régiment Horace Yernet a fait en 1819 pour le duc de Berry un de ses tableaux les plus célèbres; le sujet en est des plus simples et des plus inté- ressants : un vieux chien de régiment est blessé pendant la bataille; une balle l'a frappé à la tète, une autre lui a cassé la patte. Il s'est mis à l'écart près de deux tambours, ses camarades. Un des soldats vide son bidon pour laver la blessure, tandis que l'autre le caresse et le console.
Si les chiens marchent courageusement au combat, ils en- tendent, étant à la peine, être également à l'honneur. Il ne se passe point de revue sans qu'on ne voie à la suite des régi- ments quelques chiens à l'allure martiale, quelques-uns de ces bons compagnons à quatre pattes avec lesquels frater- nisent si cordialement nos troupiers. Le regard brillant, le jarret tendu, la queue en trompette, ils défilent au pas avec le sang-froid de vieux soldats, et la foule applaudit à leur fière allure. Ils se tiennent à leur place, généralement en serre-file, et l'on s'aperçoit à la certitude de leur marche qu'ils connaissent bien la manœuvre et ne sont pas des conscrits.
Bons camarades, vous avez droit au défilé près du drapeau !
CHAPITRE IV
LES CHIENS DÉFENSEURS ET SAUVEURS DE L'HOMME
Après les guerriers, après ceux qui par dévouement, par obéissance, par amour se font des combattants héroïques et aident leurs maîtres dans les batailles, nous plaçons au premier rang les chiens sauveteurs, ceux qui exposent sans hésiter leur vie pour nous venir en aide, qui disputent les hommes au danger et les arrachent à la mort.
Le chien, cet ami sans pareil que Lamartine appelait tin cœur, a mérité toujours notre reconnaissance et notre affec- tion. Point de péril qu'il n'affronte pour accomplir ce qu'il considère comme un ilevoir, pour nous protéger au risque de périr.
94 LE CHIEN.
« Tout ce qui a un sentiment, tout ce qui aime a le droit d'être aimé, » a écrit le poète des Méditations.
Le chien se fait tuer pour défendre la vie ou le bien de son maître.
Le vaillant Baby, de Terre-Neuve, dont on garde le souve- nir au château royal de W'indsor; le glorieux Barry du Saint- Bernard, qui avait sauvé quarante personnes d'une mort im- minente et portait à son col une médaille d'honneur, cent autres animaux dont nous dirons les actes, constituent à l'es- pèce canine la plus belle et la plus noble histoire.
Les deux espèces chez lesquelles le dévouement et l'esprit de sacrifice sont pour ainsi dire héréditaires, sont l'espèce des chiens de Terre-Neuve et celle du Mont Saint-Bernard.
Rappelons brièvement ce qu'ils ont fait, et ce qu'ils font encore.
L'île de Terre-Neuve fut découverte en 1497 par Cabot, qui en prit possession au nom du roi d'Angleterre Henri VII, lequel avait donné à Cabot et à ses fils « permission de na- viguer avec cinq vaisseaux choisis, dans tous les pays, à la recherche de terres inconnues. »
Lorsque les premiers colons s'établirent à Terre-Neuve, ils y trouvèrent beaucoup d'animaux sauvages, dos ours et des loups, mais point de chiens.
D'où provient donc l'admirable race de chiens que pro- duit Terre-Neuve aujourd'hui, et qui mieux que ses habitants ont rendu cette île célèbre? AVhitebourne prétend que cette race descend d'un dogue anglais et d'une louve indigène. C'est une conjecture invraisemblable ; il est bien dif- ficile de croire que des parents aussi féroces aient donné naissance aux plus doux, aux meilleurs des chiens, aux plus tendres des colosses de l'espèce.
Les chiens de Terre-Neuve sont de haute taille, fortement musclés, mais av^ec des formes élancées; ils sont à la fois très vigoureux et très légers. Leur tète, assez semblable à
LES CHIENS DEFENSEURS ET SAUVEURS DE L'HOMME. 95
celle des épagnculs, est peu volumineuse, mais le dévelop- pement du cerveau est relativement considérable. Le regard est plein d'intelligence et de douceur.
Les poils des chiens de Terre-Neuve sont généralement fins, touffus, moelleux. Ils portent la queue droite ; c'est leur seul point de ressemblance avec les loups, auxquels ils ont voué une haine éternelle.
Les terre-neuve vont à l'eau plus volontiers que les autres chiens; ils ont à cela une prédisposition évidenic. Leurs larges pattes, qui ressemblent à des pattes de canards, leur permettent de nager aisément.
En modifiant l'expression populaire qui qualifie le bon- heur des poissons, on pourrait dire que nul n'est plus heu- reux qu'un terre-neuve dans l'eau, qui paraît être son élé- ment principal et sur laquelle il se soutient en jouant. Les terre-neuve aiment l'eau comme un chien de chasse aime la chasse.
Cependant la passion qu'ils manifestent pour l'eau n'est point héréditaire ; s'il est impossible d'empêcher une lou- tre de se précipiter dans la première rivière qu'elle aperçoit ou de retenir au bord d'une mare un jeune canard couvé par une poule, il est certain que les terre-neuve ont besoin par- fois d'un apprentissage.
On en cite plusieurs qu'il a fallu prendre par le cou afin de vaincre la répugnance qu'ils éprouvaient pour l'eau; mais leur éducation d'ordinaire ne demande qu'une seule séance, et aussitôt qu'ils ont tàté du bain ils s'échappent pour y cou- rir ; quand on les gronde alors, a-t-on maintes fois remar- qué, ils montrent combien l'obéissance leur est pénible; dans toutes les autres occasions ils semblent chercher à lire dans les yeux de leur maître, afin de prévenir ses désirs.
Mais ce en quoi le chien de Terre-Neuve se dislingue des autres, c'est qu'il n'aime pas seulement son maître, il mani-
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LE CHIEN.
feste en toulc occasion son affection cl son dévouement pour l'espèce humaine tout entière.
La liste de leurs martyrs est longue, et l'on a conservé en Europe et ailleurs les noms de plus d'un chien qui périt en cherchant à porter secours à des naufragés.
Chaque pays a ses histoires à conter.
En Hollande, a rapporté un historien digne de foi, un
CHIEN DE TEHRE-NEUVE.
voyageur marchait au bord d'un canal. Soudain le pied lui glissa, il tomba dans l'eau.
Un chien de Terre-Neuve aperçut l'infortuné qui se débat- tait ; il se précipita à son aide, mais l'homme avait déjà perdu connaissance et le fardeau était lourd pour l'animal-
Celui-ci avait d'abord saisi le noyé par le bras, mais il s'aperçut que la tète plongeait dans l'eau. Alors, de nom-
LES CHIENS DÉFENSEURS ET SAUVEURS DE L'HOMME. 97
brcux speclatcurs virent ce spectacle de la rive, le chien s'arrêta un moment, ouvrit la gueule et ressaisit l'homme par la nuque de façon à lui laisser le visage à l'air.
Il donna bientôt une autre preuve de réflexion et d'intel- ligence. Les bords du canal étaient trop élevés ; la pente de la berge trop escarpée pour qu'il pût la gravir chargé comme il l'était; aussi nagea-t-il pendant environ cinq cents mètres jusqu'à un endroit où l'on pouvait débarquer. Quand on le
UN SAUVETEUR.
rejoignit, il avait placé l'homme à terre sur le dos et lui lé- chait le visage pour le ranimer.
La race des chiens de Terre-Neuve est une des plus inté- ressantes ; elle se compose de nos compagnons les plus dé- voués, les plus courageux. C'est par milliers qu'il faut compter les hommes qui par ces animaux ont été défendus contre des assassins, retirés du fond des eaux, ont échappé
aux plus grands périls.
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98 LE CHIEN.
Leurs principaux hauts faits doivent être rappelés. Le Durham, paquebot du Sunderland, avait fait naufrage sur les côtes de la province de Norfolk, près de Glay. L'équipage et les passagers ne pouvaient être sauvés qu'au moyen d'une amarre qu'il fallait relier à terre, mais la côte était trop éloignée pour qu'on pût lancer un cordage, et la tempête était si violente qu'on ne pouvait songer ni à se servir de canots, ni à gagner le rivage à la nage.
Mais il y avait à bord un chien de Terre-Neuve ; on lui mit dans la gueule le bout de la corde destinée au sauve- tage, et le chien, les yeux brillants, fier de comprendre et la grandeur et la difficulté de la tâche, s'élança dans les flots en courroux; les lames se brisant les unes contre les autres se faisaient un jouet de la pauvre bête qui, les dents serrées, luttait contre les vagues avec une énergie déses- pérée. Déjà, redoublant d'efforts, il approchait de la rive, lorsque l'on s'aperçut qu'il allait être trahi par ses forces.
Alors deux marins qui du rivage assistaient à cette lutte émouvante sejetèrent dans les flots à leur tour et parvinrent à saisir le chien, à l'aider; grâce à ce triple dévouement l'équipage fut sauvé.
De tous les terre-neuve pour ainsi dire on pourrait citer un fait curieux.
Un jeune officier anglais excellent nageur avait appris à un chien de cette espèce à faire des passades, c'est-à-dire que, à la grande distraction des spectateurs, le maître et l'animal s'enfonçaient tour à tour dans l'eau.
Un jour l'officier plongea et ne reparut pas. Le chien inquiet regardait à droite et à gauche; soudain il comprit qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire : il plongea à son tour et fut assez heureux pour ramènera l'air le jeune homme évanouij qui allait infailliblement périr. Qu'on nie après cela l'intelligence et l'initiative de ces animaux!
Pendant d'affreuses tempêtes qui sévirent durant tout
LES CHIENS DEEENSELHS ET SAUVEURS DE L'IIOIMME. 9
l'hiver de 1789, un vaisseau anglais qui était, parti de New- castle vint faire naufrage près de Yarmouth. Tout fut englouti dans les Ilots. Seul un chien de Terre-Neuve par- vint à gagner le ri\ âge, où il arriva non sans peine, tenant à la gueule le portefeuille du capitaine. Les spectateurs accourus au bord de la mer essayèrent en vain de lui ravir son dépôt dont, grâce sans doute à la suprême recomman- dation de son maître, il connaissait la valeur. Après avoir quelque temps regardé les hommes au visage, il s'approche d'un vieillardd'aspcct vénérable et lui remit sans hésitation le portefeuille; après quoi il se rejeta à la mer et jusqu'à la nuit rapporta à tr'rre tous les débris du vaisseau qu'il put saisir.
Ce récit se trouve dans un sérieux ouvrage anglais sur l'histoire naturelle.
La chaîne de montagnes où se trouve le mont Saint-Ber- nard s'appelait autrefois les Alpes Pennines ou le mont Jupiter; par corruption le mont de Joux. Il y avait là jadis un temple du dieu dont on voit encore quelques vestiges, et on a découvert dans les fouilles des instruments pour les sacrifices, des médailles et des statuettes grandes et pe- tites.
Là l'hiver règne pendant huit ou neuf mois consécutifs, durant lesquels le thermomètre descend souvent à 27°; et môme au milieu de l'été il gèle toutes les nuits. On ne compte pas chaque année plus de dix journées exemptes de tempêtes, de tourbillons ou d'épais brouillards.
Le vent amoncelle la neige et la glace réduite en pous- sière; il se forme alors des murailles de 20 à 30 pieds de haut qui deviennent des avalanches, et les sentiers dispa- raissent.
Incalculable est le nombre des voyageurs qui ont péri dans ce passage, victimes du froid ou de la faim.
Sur le mont Saint-Bernard se trouve un hospice célèbre
100 LE CHIEN.
OÙ des religieux ont pour mission de venir en aide aux voyageurs surpris par les avalanches.
Le chien qui va ainsi que ces hommes à la découverte des voyageurs a une sagacité cl un instinct merveilleux; non seulement son flair évente les pauvres gens h une distance considérable, mais il les saisit par leurs vêtements sans leur faire aucun mal, les tire du côté de l'hospice, les aide à marcher et leur fait apercevoir qu'il a au cou de petites bouteilles d'eau-de-vie destinées à leur rendre un peu de vigueur.
Les chiens du mont Saint-Bernard parviennent à accom- plir ces sauvetages au prix des fatigues les plus pénibles; ces courageuses bètes ont parfois les membres raidis par le froid; il faut les frictionner à leur tour avec de l'alcool pour rétablir la circulation; ils sont presque tous perclus de douleurs et ne vivent pas beaucoup plus de huit ans, à de rares exceptions près.
Encore bien souvent n'arrivent-ils point jusqu'à cet âge, car ils ne sont pas plus que les voyageurs épargnés par les avalanches, et une année tous 'périrent. Les religieux du Saint-Bernard furent obligés de se faire rendre deux petits chiens qu'ils avaient donnés et grâce auxquels ils purent perpétuer l'espèce. Les plus célèbres des chiens du Saint- Bernard furent Ju])itcr, Drapeau et Barry, dont nous avons déjà cité le nom.
Le zèle de ce dernier était véritablement extraordinaire, a écrit Tschudidans son ouvrage sur les Alpes; s'il s'annon- çait de loin quelque orage ou quelque nuée neigeuse, rien ne pouvait le retenir au couvent, et on le voyait inquiet, aboyant, visiter et refouiller sans cesse les endroits les plus redoutés. Il trouva un jour dans une grotte de glace un enfant égaré, à moitié gelé, et engourdi déjà par ce sommeil qui amène la mort. Il se mit à le lécher, à le réchauffer jus- qu'à ce qu'il l'eût éveillé, puis, par ses caresses, il sut lui
LE CHIEN PARVINT A LA NAGE JUSQU'AU RIVAGE, UNE AJIARRE A LA GUEULE.
LES CHIENS DliFENSEURS ET SAUVEURS DE L'HOMME. 103
faire comprendre qu'il devait se mettre sur son dos et s'at- tacher à son cou. Il revint en triomphe dans la maison hos- pitalière avec son précieux fardeau. Ce chien, qui était à l'hospice au moment du passage de l'armée française en 1800, avait, dit-on, la singulière habitude d'obliger tous les sol- dats isolés qu'il rencontrait à mettre l'arme au bras ; il leur barrait la route jusqu'à ce qu'ils se fussent conformés à cette consigne.
Scheitlin a consacré à Barry une belle page dont nous citons un passage :
« Quel est le meilleur des chiens? ce n'est pas celui qui réveilla les défenseurs de Corinthe, ce n'est pas Berezilb qui a déchiré des centaines de Peaux-rouges, ni le chien du bourreau, qui, sur l'ordre de son maître, accompagna à travers la foret somljre et dangereuse un voyageur craintif; ni celui de Druyden attaquant quatre bandits et sauvant la vie de son maître; ni celui du meunier retirant de l'eau l'enfant qui y est tombé ; ni le chien de Varsovie se préci- pitant du haut du pont dans la Yistule et arrachant une jeune fille à la fureur des flots; ce n'est pas le chien de Montargis ni celui de Benvenuto Cellini, réveillant son maître au moment où on cherche à le voler ; non, le chien le meilleur que nous connaissions c'est Barry, le saint du
Saint-Bernard Barry, sauver quelqu'un c'était ta joie!...
tu n'attendais pas qu'on t'appelât; tu te rappelais toi-même ton devoir sacré comme un homme de bien.... Homme, qu'aurais-tu été? Un saint Vincent de Paul.... »
Barry est celui qui sauva le plus grand nombre de voya- geurs égarés, quarante au moins; il les découvrait avec un rare bonheur, guidait doucement ceux qui pouvaient encore marcher et traînait, portait les autres n'importe comment. Il fut un héros parmi les héros.
Un soir, par un temps orageux, au milieu des brouillards, un voyageur voit s'élancer à sa rencontre un animal de
■104 LE CHIEN.
haute taille, la gueule béante; le voyageur se croit en danger, et à l'aide de son bâton ferré frappe de toutes ses forces la pauvre bête qui tombe à ses pieds en gémissant. C'était Barry. Les religieux vinrent le chercher et lui pro- diguèrent tous leurs soins. On fit pour lui ce qu'on eût fait pour un homme, on le porta à l'hôpital de Berne; mais tout fut inutile : le cerveau était atteint et Barry mourut après de longues souffrances.
On lui rendit le seul honneur qu'on pût lui rendre : son corps fut conservé, empaillé, et il occupe une place spéciale dans le musée de Berne. Sa poitrine est couverte des nom- breuses médailles (ju'il a si noblement gagnées.
Les chiens du Saint-Bernard sauvèrent au conunence- ment de ce siècle le trésor du couvent.
Trente brigands, arrivés par petits groupes et accueillis comme des voyageurs, se réunirent quand la nuit fut venue, et sommèrent le supérieur de leur remettre tout l'argent de la maison. Celui-ci ne perdit point la tête; il lit des remon- trances douces dont les coquins ne tinrent aucun compte; alors, au lieu de les conduire à la caisse du monastère, il les mena à la loge des dogues, qui, excités par sa voix, se précipiti'rent sur les voleurs, en étranglèrent quelques-uns et mirent les autres en fuite.
Tous ces chiens, qui étaient d'une taille extraordinaire, périrent plus tard victimes de leur zèle et de leur courage, au milieu des tempêtes de neige.
Mille récits connus prouvent quelle réelle reconnaissance les voyageurs de ce pays doivent aux chiens; nous ne choisirons dans ces anecdotes que les plus intéressantes.
Le jeune enfant d'un bûcheron s'étant imprudemment éloigné de son père, s'égara dans la forêt. En vain on l'ap- pela, on le chercha durant plusieurs jours, les recherches furent inutiles; le père infortuné s'imaginait ne jamais revoir on fils lorsqu'un matin il remarqua que son chien, à qui on
LE CUlEiN DU ftJuM' SAlM-IiEHAAllD.
LES CHIENS DEFENSEURS ET SAUVEUUS DE L'HOMME. 107
venait de donner un morceau de pain, s'éloignait en toute hâte de la chaumière avec sa pitance à la gueule. Le len- demain, môme manège; le surlendemain aussi. Le bûcheron se décida à le suivre ; l'animal s'engagea dans la forêt, et
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LE GlIIEN BAKRY EMPAILLE (MUSEE DE BERNE]
après une heure de marche, s'arrêta dans une sorte de caverne; là l'enfant mangeait tranquillement la nourriture que lui apportait son fidèle serviteur.
L'amour des chiens pour les enfants se manifeste en toute occasion; les chiens sont pour les petits des pro-
108 LE CHIEN.
lecteurs dévoués. A ce sujet nous empruntons une anecdote des plus touchantes à un livre de M. Xavier Marinier, livre écrit avec une émotion profonde, une siniplicilé charmante.
Une méchcinle femme de la campagne, une marâtre sur- nommée la Pierreuse, à cause de son cœur dur comme de la pierre, avait épousé un veuf dont un des petits enfants, Benoît, était sourd et muet. Cette belle-mère détestait l'en- fant et l'accablait de mauvais traitements.
Le père de la Pierreuse étant venu voir sa tille, lui donna un petit chien provenant d'une forte race de chiens de berger. L'avaricieuse femme ne se souciait guère de recevoir un tel présent, dont elle ne pouvait tirer aucun profit et qui au contraire l'obligerait au sacrifice journalier de quelques morceaux de pain. Mais si elle faisait i)cur à son mari, en revanche elle avait encore plus peur de son père et elle lui promit de garder son chien.
Peu à peu l'animal grandit et devint agile et vigoureux. Sous ses pattes musculeuses, dans ses bonds impétueux, la terre résonnait comme un tambour. Do là le nom de Tam- bour qui lui fut donné en riant par un garçon du village et qui lui resta....
En grandissant il reconnut bionlôt avec son inlolligonce naturelle (pi'il était dans une mauvaise maison; il prit en haine la Pierreuse et s'attacha au petit Benoît.
Tout faible, marchant à peine, c'était près de Benoît qu'il allait chercher une consolation et un refuge quand la mé- chante maîtresse du logis le battait ou le menaçait. Plus tard les rôles changèrent: au lieu d'être soutenu ])ar Benoît, ce fut lui qui le soutint et le défendit vaillamment.
Dès que la Pierreuse s'avançait d'un air de colère vers le craintif enfant. Tambour se levait en face d'elle et par son regard farouche, par son sourd grognement l'arrêtait tout net.
Une fois elle voulut le braver: il se leva soudain de toute
LES CHIENS DEFENSEURS ET SAUVEURS DE L'IIOJMME. 109
sa hauteur et lui appliquant deux grosses pattes sur la poi- trine, et lui montrant une double rangée de dénis formi- dables, il lui causa un Ici effroi qu'elle faillit tomber à la renverse.
Depuis ce jour la Pierreuse eut peur quand elle entendit aboyer Tambour et l'enfant fut soigné.
Quelle mère n'a, dans le chien de la maison, une entière confiance? Telle qui, non sans raison, n'ose abandonner ses enfants aux soins d'une servante ou d'un domestique, les lais- sera volontiers à la garde d'un de ces bons chiens des Pyré- nées qui, si féroces pour les méchants et pour les étrangers, se font plus doux que des moutons pour jouer avec les j)elits et leschétifs qu'ils couvrent de leurs regards attendris.
De tout temps le chien et l'enfant se sont entendus.
En creusant les ruines de Pompéi on découvrit, il y a quelques années, le squelette d'un chien près du squelette d'un enfant de dix à douze ans, et bientôt après, la trouvaille d'un collier d'un travail curieux apprit l'histoire du chien. Sur ce collier, qui figura dans la galerie des antiques du grand-duc de Toscane, est gravée une inscription grecque disant que le chien se nommait Delta, et qu'il appartenait à Severinus, auquel il avait sauvé la vie à trois reprises dif- férentes : il l'avait retiré des flots; une seconde fois il avait mis en fuite quatre brigands qui l'attaquaient; une troisième fois il avait arraché son maître aux étreintes furieuses d'une louve à qui Severinus venait de ravir ses louveteaux dans un bois consacré à Diane, près d'Herculanum. Enfin, ajoutait l'inscription, Delta s'était attaché à un des enfants de la mai- son et ne voulait prendre de nourriture que de la main de cet enfant.
Le chien ne se contente pas d'aimer son maître, il le venge. L'aventure d'Aubry de Montdidicr est fort connue, mais nous ne saurions cependant la passer ici sous silence.
Ce jeune gentilhomme fut attaqué dans la foret de Bondy
110 LE CHIEN.
par des hommes qui le tuèrent et l'entraînèrent au pied d'un arbre.
Son chien, dogue de forte race, le défendit avec cou- rage et resta pendant quelques jours sur la fosse de son maître, mais, comprenant sans doute qu'un semblable crime demandait vengeance, il se décida à quitter sa place pour courir à Paris dans une maison connue de lui, où demeu- rait un ami intime d'Aubry. A peine arrivé, il se mit à hur- ler d'une façon sinistre. On lui donna des aliments, il y toucha à peine et recommença ses cris lugubres, se précipitant contre la porte de sortie, saisissant l'ami de son maître par la man- che de son habit, le suppliant, en son langage, de venir avec lui. A la fin, l'ami d'Aubry s'inquiéta. Qu'était devenu celui avec qui il avait l'habitude de vivre, celui qu'il avait tou- jours aimé? Il suivit le chien, accompagné de quelques per- sonnes. L'animal les emmena dans la forêt, s'arrêta au pied de l'arbre de lui connu, et gratta furieusement la terre avec ses pattes. On se mit à la besogne, et bientôt on découvrit le cadavre de l'infortuné, qu'on ramena à Paris.
Pendant quelque temps le chien demeura calme, mais un jour, il rencontra par hasard dans une rue un homme qu'il reconnut pour l'assassin de son maître. C'était, si l'on en croit quelques historiens, le chevalier de Macaire. II lui sauta à la gorge, et sans l'intervention des passants, il l'eût étranglé. Plusieurs fois, à de courts intervalles, à chaque rencontre fortuite du chien et de Macaire, le même fait se produisit.
Les témoins s'émurent. Ce chien se montrait d'ordinaire d'une extrême douceur avec tout le monde. On se souvint que le chevalier avait maintes fois manifesté sa haine contre Aubry de Montdidier et tenu d'odieux propos sur son compte. Quelques gentilshommes racontèrent l'aventure au roi Charles V, qui se fit amener l'animal un jour où se trou- vaient près de lui beaucoup de jeunes seigneurs, parmi les-
LES CHIENS DEFENSEURS ET SAUVEURS DE L'HOMME. 111
quels était le chevalier de Macaire. Le chien qui se laissait caresser par tout le monde, eut à peine aperçu cet homme qu'il s'élança sur lui et l'attaqua, furieux.
Charles V, frappé de cette circonstance, ordonna que le che- valier sur qui pesaient les soupçons comhattrait en champ clos contre le chien. C'était le jugement de Dieu, alors en usage. Le vainqueur était réputé avoir pour lui le bon droit, car la croyance populaire s'imaginait que la Providence eût fait un miracle plutôt que de laisser périr un innocent.
Le champ clos fut donc préparé dans l'Ile Notre-Dame. On y amena le chien, qu'on plaça dans un tonneau destiné à lui servir de retraite, et lorsque tout fut prêt le chevalier se présenta, armé d'un bâton. Le chien, apercevant son ennemi, s'élança sur lui sans hésiter, évitant adroitement ses coups et cherchant à le saisir; à un moment, serré de trop près, il se réfugia dans son tonneau, mais il ne tarda pas à en sortir et, faisant un bond prodigieux, saisit Macaire à la gorge. Le misérable avoua aussitôt son crime en présence du roi et de toute la cour.
Il fut décapité quelques jours après sur le lieu mémo du combat. Telle est la légende.
Il a été fait quelques réserves sur ce fait admis par la tradition.
Les savants, qui épluchent toute chose, affirment que le chien de Montargis n'a jamais existé et que son histoire est un conte imaginé par un trouvère du douzième siècle. Voici, paraît-il, la légende primitive, qui remonte àCharlemagnc : «Le puissant empereur, trompé par le traître Macaire de Lo- zane, a répudié la reine Blanchefleur et l'a envoyée en exil sous la conduite d'Aubry. Macaire veut enlever la reine; il tue Aubryqui la défend. Pendant le combat, Blanchefleur se sauve dans un bois où le meurtrier ne peut la retrouver. Le lévrier d'Aubry, après être resté trois jours sur le corps de son maître, est pressé par la faim, vient à Paris, voit Macaire
112 LE CHIEN.
à table, le mord, puis prend un pain et s'enfuit. Il revient deux jours après, mais ne pouvant de nouveau mordre le meurlricr, prend un autre pain. Après sa troisième visite, Charlemagne le fait suivre et l'on retrouve le corps d'Aubry, à peu près dans les conditions de la légende connue.
Alors le duc Naisnes, le Nestor do tous les romans du cycle carlovingien, ordonne le duel.
En 1718, le chien d'un papetier de Marseille assassiné dans le bois de Coignon s'élança plusieurs fois contre le meur- trier, qu'il aperçut par hasard dans un jeu de paume.
La tradition nous a conservé de la sorte bien des légen- des, qui ont certes un grand fond de vérité.
Ainsi en est-il pour saint Ganelon.
Le saint étrange qu'on vénérait aussi sous le nom de saint Guiguefort, n'est autre que le héros d'une célèbre histoire, celle d'un chien courageux qui défend d'un serpent, au pé- ril de ses jours, un enfant au berceau, et qui, pris pour meurtrier de l'enfant qu'il a sauvé, est tué parle père.
Dès le treizième siècle Etienne de Bourbon parle du sin- gulier culte que le peuple rendait à ce martyr.
Nous verrons plus loin que cette histoire se rapproche d'une autre qui vient de l'Inde, mais nous voulons citer d'abord, d'après Legrand d'Aussy, la jolie histoire du Chien et du Serpent, Cjui est contenue dans les Contes ou fahliaiiX du \\v et du xni° siècle, traduits ou extraits d'après divers manuscrits du temps.
«A Rome, jadis, vivait un homme fort riche qui était séné- chal de la ville et (|ui avait son palais et sa tour contigus aux murs. Son épouse, dame respectable d'ailleurs par sa naissance et par sa vertu, depuis neuf ans qu'ils étaient unis, ne lui avait pas encore donné d'héritier.... La dixième année enfin vint un beau garçon qui combla de joie et le père et toute la ville, car si le mari étaitaimé pour sa loyau- té, pour sa justice et sa courtoisie, l'épouse ne Tétait pas
LES CHIENS DÉFENSEURS ET SAUVEURS DE L'HOMME. 113
moins pour sa piété charitable et sa douceur. Ils ne s'occu- pèrent plus l'un et l'autre que de la conservation de cet en- fant chéri. Tous les^soins' que sont capables d'imaginer des
LE CHIEN ÉTRANGLA LE SERPENT ET L ENFANT FUT SAUVE.
parents tendres, il les éprouva, et outre la nourrice qui l'al- kiitait, deux autres femmes encore furent destinées pour lui seul.
Le sénéchal avait chez lui un ours qu'il tenait dans sa cour attaché au perron. Les Romains, le jour de la Pentecôte,
114 LE CHIEN.
voulant se divertir, vinrent le prier de le leur prêter pen- dant quelques heures pour le faire combattre contre des chiens. Il y consentit volontiers et on emmena l'animal. Le lieu destiné au combat était une grande prairie le long du Tibre. Cardinaux, chevaliers, prêtres, bourgeois, femmes en beaux bliauds, toute la ville enfin s'y rendit; les uns amenant des chiens de chasse, les autres des braques, ceux- ci des matins des rues, ceux-là de gros chiens de boucher. Le sénéchal lui-même, pour amuser son épouse, l'y conduisit.
Tous ses domestiques y allèrent et il ne resta absolument dans l'hôtel que les trois femmes et un jeune chien char- mant, de douze à treize mois, que son maître aimait beau- coup et qu'il avait enfermé avant de sortir, de peur que par attachement l'animal fidèle ne voulût le suivre aussi.
Mais les femmes ne se virent pas plus tôt seules que l'ennui les prit. Ces aboiements, ce bruit, ces cris de joie qu'elles entendaient tout près d'elles, venaient les tourmen- ter. Elles ne purent résister à la curiosité ; et, après avoir couché et endormi l'enfant, elles posèrent le berceau à terre et montèrent toutes trois au haut de la tour pour voir le combat. Elles ne prévoyaient guère tout ce que cette négligence allait leur coûter de chagrins.
Un gros serpent qui habitait une des crevasses du mur sortit pendant ce temps de son trou, et pénétrant jusqu'à la salle, s'y glissa par la fenêtre. Il vit ce bel enfant plus blanc que la fleur du lis, doucement assoupi, et s'avança pour le dévorer. Le chien était couché sur le lit des gouvernantes, mais il veillait. A l'aspect du danger, il s'élance au-devant du berceau, se jette sur le monstre qu'il attaque avec cou- rage, et bientôt tous deux sont couverts de sang. Dans ce conflit le berceau se renverse, mais si heureusement que l'enfant sans avoir eu aucun mal, et même sans se réveil- ler, s'en trouve tout à fait couvert.
Enfin, après de longs efforts, le généreux petit animal
LES CHIENS DEFENSEURS ET SAUVEURS DE L'HOMME. 115
vient à bout de saisir adroitement son ennemi par la tète. Il la lui écrase et le tue; puis il remonte sur le lit pour veil- ler encore, car il voyait bien qu'il ne lui était pas possible de relever le berceau.
Quand le combat de l'ours fut fini et que les spectateurs commencèrent à s'en retourner, les trois femmes descendi- rent de la tour. A la vue de ce berceau sanglant et renversé, elles crurent que le cbien avait étranglé leur nourris- son ; et sans rien examiner, tant elles furent consternées, sans oser attendre le retour des parents, sans songer même à rien emporter de ce qui leur appartenait, elles se sauvè- rent à la bâte dans le dessein de s'enfuir du pays. L'effroi les avait tellement troublées qu'elles prirent inconsidéré- ment le cbemin même par oîi revenait la mère, et ce fut le premier objet que celle-ci rencontra. Au désordre qu'an- nonçait leur visage elle les arrêta tout épouvantée. « Oij allez-vous? s'écria-t-elle. Qu'est-il arrivé? Mon enfant est-il mort? Parlez, ne me cachez rien. » Elles se jetèrent à ses genoux pour implorer sa miséricorde et lui avouèrent qu'ayant eu l'imprudence de quitter un moment son fils, le chien pendant ce temps l'avait étranglé.
La dame à ces mots tomba de cheval sans connaissance.
Le sénéchal, qui la suivait, arriva dans le moment. Il la trouva là mourante et demanda quel accident avait pu la réduire en cet état. A la voix de son mari elle ouvrit les yeux et s'écria : «Ah! sire, vous allez partager mon désespoir. Ce que j'aimais le plus après vous... ce fils qui faisait votre bonheur et le mien, il est mort. Le chien que vous élevez l'a dévoré. »
... Le père ne répondit rien et machinalement courut à la chambre de son fils.
A peine eut-il ouvert la porte que le chien vint sauter à lui, pour le lécher et le caresser. Malgré la douleur de ses blessures, le bon animal lui exprimait sa joie par mille cris
116 LE CHIEN.
touchants; on eût dit qu'il était sensible au plaisir d'avoir rendu un service à son maître, et qu'il regrettait de ne pou- voir parler, pour lui raconter cette douce et délicieuse aven- ture. Le sénéchal le regarde; il lui voit le museau ensan- glanté, et dans sa colère aveugle, trompé par ces signes ap- parents du crime, il tire son épée et lui abat la tête.
Il va ensuite sur le lit des femmes déplorer son malheur. Mais tandis qu'il se livre au désespoir, l'enfant se réveille et pousse un cri. Le père s'élance pour voler à son secours ; il soulève le berceau et voit, ô douce surprise, son fils qu'il croyait mort et qui lui sourit. Il crie, il appelle. Tout le monde accourt. La mère transportée prend dans ses bras l'enfant chéri, et ne lui trouve ni blessure, ni coup. Des larmes de joie coulent alors dans tous les yeux. On cherche, on examine ; on aperçoit enfin dans un coin de la chambre le corps du serpent dont la tête écrasée offrait l'empreinte du combat et le témoignage de la victoire du chien. Il ne fut pas difOcile au sénéchal de deviner quel était le sauveur de son fils bien-aimé. Hélas! pour récompense, ill'avait tué de sa main. Ses regrets furent inexprimables. Il pleura long- temps sa faute et se condamna, pour l'expier, à la même pénitence que s'il eût été coupable de la mort d'un homme*.
On ne dit point à quelle pénitence il se condamna, mais n'est-ce pas que ce récit si simple est un des plus attachants et des plus émouvants que l'on connaisse?
Il y a là tout un drame avec ses péripéties saisissantes. Nous l'avons cité en entier parce que d'ordinaire on se contente de l'indiquer.
Un tableau a retracé un fait historique semblable qui s'est passé à Palerme, en 1766, chez le comte de Yal-de-Noto. Le chien s'appelait Mazarelli. Le comte fit élever au pauvre ani-
1. Ce fabliau est imité des fables de Bid-Paï, il se trouve dans le recueil de Sansovino et dans les Facétieuses journées.
LES CHIENS DEFENSEURS ET SAUVEURS DE L'HOMME. 117
mal un monument en marbre que l'on voit encore dans la ville.
Il existe une autre légende indienne, d'un genre différent et que nous nous sommes donné la peine de rechercher, parce qu'elle prouve, ainsi que les précédentes, que dans tous les pays, chez tous les peuples, à toutes les époques, des faits se sont produits qui ont prouvé l'immensité des services rendus à l'homme par le chien.
Bandjarra est le nom d'une peuplade nomade de l'Inde qui a pour compagnons des chiens célèbres, non par la beauté de leurs formes, mais par leur courage, leur intelligence et leur fidélité.
Les Indiens racontent au sujet de ces bons animaux une anecdote touchante et qui fait partie de leurs traditions po- pulaires.
Un homme ayant eu besoin d'emprunter mille roupies, s'a- visa d'offrir en gage un chien nommé Bheirou, qu'il chéris- sait comme un ami. Le chien partit avec le créancier de son maître qui avait demandé une année pour s'acquitter. L'an- née s'écoula et point de nouvelles du débiteur. Le créancier commençait à s'inquiéter lorsque, une nuit, il fut réveillé par l'aboiement de Bheirou. C'était une bande de voleurs armés qui tentait de s'introduire chez lui ; ils allaient y réussir lorsque le chien, saisissant le premier à la gorge, le ren- versa et le fit tuer parle maître de la maison; deux autres subirent en un instant le môme sort, et le reste s'enfuit. Devant la fortune et la vie au courage et à la vigilance du chien, cet honnête homme estima que sa créance était rem- boursée avec usure. Il témoigna par mille caresses sa gratitude à Bheirou et chercha à lui faire comprendre qu'il n'était plus otage et qu'il pourrait quand il lui plairait re- joindre son maître.
Mais, ajoute la légende, Bheirou secoua la tête tristement pour faire entendre que cette permission ne lui serviraitpas
118 LE CHIEN.
d'excuse, et il ne se décida à partir qu'après qu'on lui eut attaché au cou une quittance. Il fitdilig'ence et arriva joyeux dans la maison du maître bien-aimé. En l'apercevant celui- ci s'imagina qu'il s'était enfui, que de la sorte il lui avait fait manquer à sa parole, puisqu'il achevait à peine de réunir la somme nécessaire au remboursement de sa dette, et, devenant fou de colère, il tua son chien à coups de sabre.
Quelle fut bientôt sa douleur lorsqu'il aperçut, fixées au cou, et sa quittance et une lettre dans laquelle on lui appre- nait le dévouement du fidèle serviteur.
Il fut inconsolable toute sa vie, mais il voulut du moins racheter son erreur en consacrant les mille roupies à l'élé- vation d'un beau monument sur le lieu môme où il avait commis ce qu'il considérait comme un crime.
On montre encore aujourd'hui aux voyageurs ce monu- ment, appelé Koukarri-Gaon, et le peuple croit que la terre ramassée sur le tombeau de Bheirou a la vertu de guérir les morsures des chiens enragés. Cette croyance est vérita- blement touchante.
Le chien a tous les dévouements. Nous avons cité celui qui se jette à l'eau pour sauver nos semblables, celui qui affronte les avalanches ; il reste à parler de celui qui brave les flammes.
Bill appartenait à un pompier de Londres, et s'était con- sacré au sauvetage des incendiés.
Pas un feu dans le quartier sans qu'il donnât l'alarme, a écrit son historien. Il sentait avant tous l'odeur de la fumée et voyait les premières lueurs de l'incendie. Aussitôt il aboyait et les pompiers partaient, certains de n'être pas trompés. Grâce à lui son maîlre a sauvé soixante-douze personnes; lui-même a saisi des infortunés à travers les flammes et, les emportant dans sa gueule, les a arrachés à une mort certaine. Maintes fois il fut blessé, mais il ne se
LES CHIENS DÉFENSEURS ET SAUVEURS DE L'HOMME. 119
découragea jamais. Les habitants de son quartier lui votè- rent un collier qu'il portait fièrement à son cou.
C'était un chien terrier.
M. Guine, cité par Tarade, a rapporté l'histoire d'un chien qui se jette à la rivière, sauve des flots un pauvre caniche aveugle que des gamins venaient d'y précipiter.
En récompense de tous ces services on traite parfois sou- vent le chien avec une cruauté barbare.
Mistress Jamieson a raconté avec une indignation véri- table le fait suivant :
Un agent de police à Vienne était chargé de mettre à mort les chiens errants qu'il rencontrait; il les poursuivait avec un lourd bâton qu'il leur lançait à la tête. Arrivé près du Danube, l'agent manque son coup elle bâton tombe dans le fleuve; le chien poursuivi se jette aussitôt à l'eau et rap- porte le bâton dont le misérable se sert pour l'assommer.
« J'aurais voulu, disait la spirituelle Anglaise, qu'on tuât cet homme sur la place. »
Cette anecdote est à rapprocher du touchant conte en vers publié par M. Lamquet dans un récent bulletin de la Société protectrice des animaux.
Un homme, véritable brute, veul noyer son chien parce qu'il est devenu laid, vieux, hors d'état de le servir.
Il lui met au cou une corde et un pavé, puis le lance dans l'eau.
L'homme était descendu tout au long de la berge pour voir si son ouvrage avait été bien fait.
Mais voilà tout à coup qu'un bout de tète émerge. C'est le chien qui remonte en vie et délivré ! La pierre avait fait grâce aussi bien que la corde. Mais l'homme n'a pas dit : Je fais miséricorde ! Ce chien vivant l'obsède et lui coûte à nourrir,
120 LE CHIEN.
Il le lui faut cadavre, il est trop laid pour vivre, Pour être aimé trop vieux, il n'est bon qu'à mourir.
Il cherche, aux alentours, avec son regard ivre,
Il avise un caillou dont il arme son poing;
Le crâne de son chien lui servira de cible;
Le coup n'est pas douteux, car le but n'est pas loin,
Et la pierre, échappant à cette fronde horrible.
Frappe la bête.
Un cri de détresse emplit l'air. Mais... ce n'est pas le chien blessé dont la voix râle. C'est la voix du bourreau. L'homme ivre, au cœur de fer, A glissé sur la berge, et l'ombre sépulcrale Que projette la mort, emplit déjà ses yeux. Il lutte à son tour. L'eau va venger la victime. Personne à l'horizon, tout est silencieux; Nul bras n'écartera le châtiment du crime, La faute a promptement germé ; la peine en sort : Et l'homme va mourir d'avoir été sans âme.
Le chien, pendant ce temps, a regagné le bord ; Il entend cette voix, ce secours qu'on réclame, Il sait que ce mourant avait voulu sa mort; Il est sanglant, brisé par la lutte et par l'âge, Il pardonne. — Il appelle avec de longs abois. Sa voix se perd. — Alors il se jette à la nage; L'homme est près de sombrer pour la dernière fois : Le chien va droit à lui, le saisit par l'épaule, L'entraîne vers la rive en suivant le courant ; Comme une main tendue, une branche de saule Vient s'offrir à l'étreinte avide du mourant. L'homme est sauvé.
Le chien avait eu sa vengeance.
Heureusement on peut enregistrer d'autres traits plus hu- mains.
Par exemple celui d'un Anglais qui, pendant une traversée, voyant son chien tomher à la mer, s'y jette à son tour afin de contraindre le capitaine à faire arrêter le hateau.
Les journaux dernièrement citaient un homme qui, au Havre, s'est noyé en essayant de sauver son chien. H est bon de constater que nous ne sommes pas toujours en retour de dévouement.
CHAPITRE V
LES TRAVAILLEURS
Dans une admirable lettre adressée aux personnes éclairées et de bonne intention, Leibniz a énonce cette vérité : « Les obstacles de nostrc bonheur qui sont hors de nostre esprit viennent du corps ou de la fortune, et pour rendre les hommes les plus heureux qu'il est possible, il faut chercher encore les moyens de conserver leur santé et de leur donner les commodités de la vie. '>
Cette grande pensée nous est revenue à l'esprit tandis que nous réfléchissions à l'aide que nous prêtent les chiens et aux commodités de la vie qu'ils nous procurent.
Non seulement ces bons animaux nous aident à conserver notre santé en nous procurant des aliments, en nous four- nissant des distractions, en nous arrachant au péril, mais
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122 LE CHIEN.
encore, dans certains pays, ils sont mieux que nos auxi- liaires, ils sont les indispensables soutiens de la vie humaine.
Le chien non contaminé par la civilisation, non perverti par le bien-être, est naturellement vertueux. Victor Hugo l'a dit:
.... Le chien, c'est la vertu Qui, ne pouvant se faire homme, s'est faite bête.
Et il ne se contente pas d'être naturellement vertueux, il est dans certaines régions véritablement supérieur à l'homme par son labeur, par son instinct, parce qu'il fait plus pour la subsistance de l'homme que l'homme lui- même, et que l'homme étant son obligé devient son infé- rieur.
Chez ces chiens sauvages, moins sauvages cependant que leurs maîtres et meilleurs qu'eux, l'hérédilé, l'instinct joue le principal rôle. Les chiens servent l'homme comme les plantes exhalent des parfums, naturellement, et l'homme ne se perfectionne pas plus qu'eux, au contraire, puisqu'il n'apporte dans les pays sauvages aucune modification à son genre de vie.
Passant des régions non civilisées aux pays européens, on remarque que les animaux n'apprennent rien de leurs pareils, lorsque ceux-ci ont une intelligence supérieure et sortent des habitudes ordinaires, de celles qui ne dépendent point de l'instinct.
Les bons chiens de chasse n'apprennent pas les ruses extraordinaires. Dans ce cas, la supériorité de l'homme s'affirme, quoiqu'il soit, hélas! trop rare que nous profitions des leçons de nos semblables. Nous les oublions vite et comme peuple et comme individus et, du reste, nos frères qui ont une intelligence supérieure et qu'on nomme des génies n'apprennent à la foule ni leur génie, ni leur in-
LES TRAVAILLEURS. 123
telligence. L'humanité a ses saint Vincent de Paul, l'espèce canine a ses Barry, et les gros cerveaux, ou du moins les cerveaux féconds sont une rareté superbe dans toutes les espèces. Victor Hugo a eu beau nous dévoiler les secrets de son art, qui de nous est capable de s'en servir avec sa puissance ?
Mais, selon que nous savons utiliser les qualités du chien, nous en tirons profit.
Ces généralités exposées, passons en revue les chiens utiles et commençons par les chiens de berger.
Si, dans quelques pays oii les terres ne sont point trop divisées, où les moutons ne peuvent ni s'éloigner du berger, qui les atteint aisément avec la motte de terre lancée par la houlette, ni se cacher derrière lui dans un pli de terrain; si, disons-nous, dans un pays plat, les conducteurs de trou- peaux se peuvent passer du secours des chiens, il n'en est point de môme dans la grande majorité des départements de France, et l'on peut affirmer que sans chien il serait pour ainsi dire impossible de conduire et d'élever avantageuse- ment les brebis (jui constituent une de nos productions prin- cipales, une de nos richesses nationales.
Les services rendus à l'homme par les chiens pour la garde des troupeaux sont inappréciables.
Autrefois il fallait deux espèces de chiens pour garder les troupeaux : les uns destinés à éloigner, à combattre le loup et l'ours, les autres à aider le berger dans la conduite des moutons. Ce chien, comme l'a remarqué justement Varron, a d'abord été autant le défenseur du berger que le gardien du troupeau. Du temps des Romains, en effet, le fidèle ani- mal veillait avec un soin égal sur l'homme et sur les bêtes, sur son maître et sur les brebis. Il avait à soutenir sans cesse de furieuses luttes contre les loups qui, pendant les temps de neige, le guettaient et le saisissaient parfois à la porte des fermes. La disparition de plus en plus complète des
124 LE CHIEN.
loups dans notre pays rend presque inutiles maintenant ces chiens qui étaient des mâtins de forte taille.
Le chien dont on se sert communément aujourd'hui est appelé chien de berger, chien de Brie, Labrie ou Briard, du nom de la province qui fournit la meilleure espèce. Cet animal doit être vif, alerte, intelligent et provenir de parents bien exercés.
L'opinion de BufTon et celle de Daubenton, relativement à l'origine des chiens de berger, est contestable et a été fort contestée. Cette race n'est point peut-être celle qui se rap- proche le plus de la race primitive, mais elle en a conservé les caractères principaux.
Selon Bufïon, le chien de berger est supérieur à tous les autres par son instinct; il a un caractère décidé auquel l'éducation n'a point de part; il est le seul qui naisse pour ainsi dire tout élevé, et, guidé par le seul naturel, il s'attache de lui-même à la garde des troupeaux, avec une assiduité, une vigilance et une fidélité singulières: il les conduit avec une intelligence admirable non communiquée; ses talents font l'étonnement et le repos de son maître, tandis qu'il faut beaucoup de temps et de peine pour instruire les autres chiens et les dresser aux usages aux- quels on les destine.
Les qualités des chiens de berger sont en effet innées, et les exemples suivants, invoqués par des observateurs sa- vants, le prouvent.
Nous les recueillons dans un ouvrage écrit par un méde- cin principal des armées de la Révolution, auteur d'un im- portant traité sur l'éducation des moutons.
Pendant un voyage qu'il fit en 1793, ce médecin vit, sur la route d'Orléans à Blois, un troupeau de moutons qui, sans raison, cherchait à pénétrer dans la maison d'un par- ticulier.
Près de cette maison était couché un petit chien de berger,
LES TRAVAILLEURS.
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si petit qu'il n'avait point encore assez de forces pour se tenir d'aplomb sur ses jambes; mais envoyant les moutons tenter une violation de domicile, il entra aussitôt dans une violente colère, et se levant, essayant de courir, retombant sans cesse et se redressant aussitôt comme animé par le sentiment du devoir, s'appuyant à la muraille lorsque ses pattes refusaient de le soutenir, s'clançant pour tomber sur
LE CHIEN DE BERGER.
le nez, il ne cessa d'aboyer jusqu'à ce que les moutons eussent renoncé à leur entreprise illégale.
Un autre fait cité par le même auteur qui en a été témoin est plus curieux encore.
Un berger habitant près de Chàtillon-sur-Loing tomba malade; son troupeau eût pu mourir de faim : il le confia aux soins de son petit garçon, âgé d'une dizaine d'années, en
126 LE CHIEN.
lui recommandant expressément de ne point s'écarter des alentours de la maison, où il n'y avait que maigre pitance, mais où du moins le troupeau, sa seule fortune, ne courait aucun danger.
Mais le chien n'entendit pas que les choses se passassent de la sorte, et malgré les cris de l'enfant il emmena ses moutons comme d'habitude et se chargea de les bien garder. Le malade sortit de son lit pour voir ce qui se passait, et durant toute la journée demeura fort inquiet; mais le soir le chien ramena à la bergerie tous les animaux dont il avait pris la garde, et au bout de quelques jours le berger put s'assurer que la besogne était aussi bien faite que s'il avait été présent. De cela, peut-on tirer d'autre conclusion, d'autre certitude que celle du raisonnement du chien et de son intelligence?
Toutefois les qualités innées ont besoin de développement, et il faut affirmer, malgré Buffon, que l'éducation est indis- pensable pour 'obtenir du chien de berger tous les services qu'il doit rendre.
« Les bêtes sont, comme les dieux, ce que les hommes les font », a écrit Toussenel. Tous les animaux subissent notre influence; seuls nous les façonnons, leurs vices et leurs vertus dépendent de nous; grande est notre responsabilité vis-à-vis d'eux. Le bon berger fait le bon chien. Il perfec- tionne les aptitudes particulières à une race qui réellement est supérieure aux autres par son instinct.
Cet animal, a remarqué M. Magne, qui lui a consacré une intéressante étude, est plus utile qu'un aide. Il va, revient, fait le tour du troupeau, accélère ou ralentit la marche au moindre signe, au moindre mot; il préserve les récoltes, fait avancer les bêtes retardataires, tient le troupeau réuni, empêche les animaux de sortir des chemins et des pâtu- rages, corrige les fuyards, ramène les vagabonds. Il évite à son maître presque toute fatigue.
LES TRAVAILLEURS.
127
Mais il impolie que son éducation soit parfaite ; s'il est mal dressé, il mord les moutons, les fait courir trop vite, occasionne des accidents, est cause de l'avortement des brebis.
On en a vu qui, doués cependant d'une intelli- gence extraordinaire, se conduisaient comme des criminels, comme des assassins.
Citons à ce sujet un ré- cit vrai et bien curieux :
Un berger qui avait à garder un troupeau considérable, possédait un chien hors ligne et que l'on citait à plu- sieurs lieues à la ronde pour sa vigilance, pour l'habileté avec laquelle il s'acquittait de ses fonctions. Cependant il arrivait fréquemment qu'un agneau disparais- sait. Point de loups dans la contrée; d'autre part, le chien n'aurait pas lais- sé approcher du parc des voleurs. On se perdait en conjectures , lorsqu'un paysan s'avisa de soup- çonner le chien, qui était énorme et ressemblait à un loup.
Le berger se récria : oser accuser un si fidèle animal !
« Veillez, » lui répondit le paysan.
Il veilla, et la seconde ou la troisième nuit il vit un spectacle
CHIEN GARDANT UN TROUPEAU.
128 LE CHIEN.
étrange. Soiicliicn,qiii était attaché par un solide collier, s'en débarrassa sans l'ouvrir en le faisant glisser sur sa tête avec ses pattes; après quoi il saisit un agneau endormi, l'étrangla d'un coup de dents, sauta avec son fardeau par-dessus la palissade du parc et gagna en courant un bois voisin. Une heure plus tard, il revint et, chese stupéfiante, alla se laver soigneusement dans une mare placée près de la cabane de son maître; puis, quand il se fut assuré qu'il n'avait plus de taches de sang aux pattes, il se secoua, regagna tout douce- ment sa niche, passa non sans efforts sa tête dans son collier, et s'endormit du sommeil du juste.
Il fallut mettre à mort ce misérable qui, en vérité, avait une perversité aussi grande que celle de nos grands cri- minels.
D'ordinaire le chien de berger est peu caressant. Intime- ment lié à l'existence de l'homme, le chien s'est modelé sur lui. Il existe des classes canines comme il existe des classes sociales. N'est-ce point l'image du prolétaire que ce chien de berger, peu commode, mal nourri, maltraité et rendant à ceux qui ont affaire à lui les rudesses dont il est victime lui-môme, mais travaillant avec courage et ne se souciant point de la fatigue quand il a à faire sa besogne?
Outre les espèces que nous avons énumérées, il faut citer encore les chiens de la Crau, originaires de la vaste plaine rocailleuse qui, dans les Bouches-du-Rhône, s'étend entre Arles et Saint-Chamas; les chiens de la Camargue qui, dans le Rhône, conduisent les troupeaux et gardent les mai- sons ; les chiens de berger de Russie et de Sibérie, qui ressemblent à des loups; les anglais et les écossais, qui res- semblent à des renards; les allemands, qui sont de petite taille et se montrent d'ordinaire doux et affectueux.
Partout la nature produit à côté de l'homme le compa- gnon qui peut le bien servir et l'aider à vivre.
Les chiens toucheurs sont une variété des chiens de
LE BERGEli DES ABRUZZES.
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LES TRAVAILLEURS. 131
berger. On se sert d'eux pour conduire les bœufs dans presque tous les pays d'Europe, et ils ne commettent jamais de faute dans l'accomplissement de leurs difficiles fonctions.
Revoit en a suivi un, en Amérique, qui pendant douze lieues veilla seul sur un <,a'and nombre de bœufs, conduisit ces animaux jusqu'au marché, les fit ranger à biplace réservée à son maître qui, lui, avait pris une autre direction.
Ces cbiens touclieurs d'Amérique naissent généralement sans queue ; il est probable, disent quelques auteurs, que pendant longtemps on a coupé cet appendice chez leurs ancêtres et que peu à pou, par une transmission héréditaire ils s'en sont trouvés dépourvus. Mais de longues expériences faites par M. A. Landrin sur plusieurs générations de chiens ne lui ont pas prouvé la vérité de cette assertion.
Il n'est pas un pays où on ne retrouve le chien travaillant.
Dans bs Abruzzesoù les montagnes atteignent une grande élévation, oîi les neiges ne fondent jamais entièrement, dans cette contrée superbe et terrible, sur cette terre pleine de glaciers, do cascades et de précipices, les pâturages ne durent guère et l'herbe est vite couverte par la neige.
Aussi les bergers quittent les hautes et froides régions aux approches des frimas, ils poussent devant eux leurs troupeaux affamés et s'en vont à petites journées depuis les Abruzzes jusque dans la Fouille.
Ces bergers, renommés pour la douceur de leurs mœurs, pour la bonté de leur caractère, ne pourraient ni conduire leurs moutons ni les protéger, s'ils n'étaient aidés par leurs chiens.
Ceux-ci sont de forte race, parce que les loups abondent dans l'Apennin ; ils sont plus grands que ceux de Terre- Neuve. Jamais leur vigilance n'est en défaut; ils montent la garde autour des troupeaux avec autant de précautions que des sentinelles avancées placées à quelques pas de l'ennemi. Jamais ils ne reculent au moment du danger, mais ils se
132 LE CHIEN.
montrent encore plus braves, si cela est possible, lorsque leurs maîtres courent quelque danger.
La beauté de ces animaux répond à leur vaillance. Ils sont blancs comme la neige de leurs montagnes; leur four- rure est longue et soyeuse, leur regard calme, fier, intelli- gent; ils courent aussi rapidement que les chiens de chasse; ils sont, en un mot, les dignes amis de ces montagnards épris de la liberté, dont l'air est sauvage et l'aspect farouche, mais qui cachent sous cette rude écorce l'humeur la plus joyeuse et le cœur le plus tendre.
Les uns et les autres sont d'honnêtes gens. Les chiens vivent en quelque sorte en famille avec leurs maîtres; pas- teurs tous deux, ils mangent à la même table...
Et le chien, regardant le visage du père. Suit d'un œil confiant les miettes qu'il espère.
Ainsi d'un trait Lamartine a fixé leur physionomie quasi patriarcale.
Le poil du chien des Abruzzes est blanc, quelquefois mé- langé de fauve.
Ces chiens ont joué, un rôle historique. Lorsque, vers le milieu du dix-huitième siècle, apparut dans la province de Gévaudan la bêle légendaire, on se servit d'eux pour en délivrer le pays.
Rappelons en passant cette histoire fameuse :
Sur les bords de la Lozère, en l'an 1765, un animal effroyable apparut, et soudain répandit la terreur dans toute la contrée. Bientôt il ne fut question dans toute la France que de ses exploits terribles, de ses méfaits, que l'on célébra en vers et en prose.
Dans les mémoires secrets de Bachaumont on trouve cité un poème intitulé la Bête monstrueuse et cruelle de Gévaudan, dans lequel est de la sorte tracé le portrait du monstre :
LES TRAVAILLEURS. 133
De certaine distance alors, à quelques toises, Par derrière, à la gorge, ou bien par le côlé, Qu'il attaque sans cesse avec rapidité, Sur sa propre victime il va, court et s'élança : Par lui couper la gorge aussitôt il commence. (Monstre indéfinissable), il est d'ailleurs poltron. De grande et forte griffe il a la patte armée;
L'auteur de cette composition se faisait l'écho des supersti- tions populaires. Il racontait que la bête de Gévaudan avait été vomie par l'enfer, et il regrettait qu'elle ne fût point près d'Amiens, parce que l'évêque de cette ville
Eût pu l'en délivrer avec juste raison
Par le moyen du jeûne ainsi que l'oraison- ,
Sur le cou de la bête appliquant son étole^
11 la rendrait plus douce à l'instant et plus molle.
Par un signe de croix, qu'une simple brebis.
Ces vers étaient l'œuvre d'un gentilhomme picard qui tra- duisait dans une langue jusqu'alors inconnue à la poésie française, toutes les superstitions du vulgaire. Ce... poète?... a raconté à sa manière non seulement toutes les fureurs de la bête, mais encore ses exploits galants. Fréron, dans son Année Ullérairej insista sur ce point et fut accusé d'avoir eu dessein d'appliquer ses remarques à mademoiselle Clairon, ce qui causa une grande rumeur à la cour et à la ville; l'écrivain eut grand'peine à échapper à la prison.
hdibèle de Gévaudan, après avoir acquis, suivant l'expres- sion de M. Walkenaer, « presque autant de renommée qu'un conquérant », fut traquée par ordre de Louis XV. Le chevalier Anthoine, porte-arquebuse du roi, fut chargé d'organiser cette chasse et ce furent des chiens des Abruzzes amenés par lui qui l'aidèrent à remporter la victoire.
L'animal terrible était tout simplement un lynx ou loup- cervier, c'est-à-dire un des plus gros chats de nos climats.
Sur cette histoire, un de nos romanciers les plus justement
134 LK CHIEX.
célèbres, M. Élie Berthet, a écrit un roman d'un intérêt véri- table, dans lequel on retrouve tous les détails relatifs au monstre.
Dans les contrées où le climat est doux, le chien se trouve, on le sait le plus utile serviteur; mais il est des zones où, sans lui, il serait véritablement impossible à l'homme de vivre.
On a dressé le chien à tourner la broche sans se préoc- cuper du rôti, à tirer de l'eau du puits, à fabriquer toutes sortes d'ustensiles, et cependant il est évident que la société actuelle n'a pas su tirer de l'intelligence du chien la moitié des profits qu'elle en pourrait. tirer.
Le chien se prête à tout. Il remplace le cheval de poste dans les steppes neigeux de la Sibérie, du Kamtschatka, du Labrador. Ces régions seraient tout à fait inhabitables sans le chien. L'homme n'y végète que par la grâce et le bon plaisir du chien.
Aussi a-t-on vu des femmes les nourrir de leur lait.
Fait loué par l'enthousiaste Toussenel, qui toujours plaida chaleureusement la cause des chiens.
Dans les pays voisins du cercle polaire la rigueur et la prolongation du froid opposent aux progrès de la végéta- tion un obstacle tel, que l'habitant de ces climats, non seu- lement ne trouve point dans les progrès végétaux de l'agricul- ture la base de sa subsistance, mais même est réduit à se nourrir uniquement d'animaux. Sur les côtes septentrio- nales de la Sibérie, on ne peut songer à cultiver la terre, qu'un été de trois mois ne dégèle ({u'à la surface; on n'en peut tirer ni herbe ni blé. La colonie de Mshne Kolmysk ne peut même avoir aucun bétail. Il lui serait impossible de vivre sans les chiens.
Ces amis de l'homme dans toutes les contrées, sont « des chiens vigoureux qui résistent comme les rennes à la rigueur du froid, qui traînent comme les bœufs de lourdes
LES TltAVAlLLEURS. 135
charges cl (ju'on attollo aux narta><, aux traîneaux, comme
(les chevaux de poste à des calèches. C'est à l'aide de ces lidèles et vailhints auxiliaires que l'habitant de cette Sibérie
136 LE (^IIIEN.
charrie ses provisions, ciiUvprend ses voyages et ses parties de chasse*. «
Près du pôle nord, les rennes remplacent les brebis et le chien remplace en partie les chevaux. Il sert de bête de trait. Par bonheur pour lui sa chair n'est point excellente, on l'emploie rarement comme aliment. Je dis par bonheur; si le chien avait une chair aussi appétissante que celle du perdreau, il est, hélas! certain que la majorité de notre espèce, tout en reconnaissant, en louant les qualités de l'ami, mettrait l'ami à la broche en se contentant de verser quel- ques larmes hypocrites. Et pourtant d'après le spirituel ami des bêtes, l'écrivain ingénieux qui a écrit un livre trai- tant de leur esprit, il paraît que si on ne rencontre pas l'an- thropophagie chez les peuples pasteurs, c'est parce que le lait et la chair des troupeaux, dont le chien lit don à ces peuples, les préservèrent toujours des tentations criminelles de la faim. Il est assez aisé d'être vertueux dans ces conditions ; d'autre part les pauvres habitants du Nord ne sont point tentés de manger du chien, qui n'est pas bon à manger.
Sa fourrure, \ms plus que sa chair, ne vaut grand'chose, aussi l'élève-t-on parce que ses qualités le rendent non seu- lement précieux, mais indispensable aux habitants de ces tristes climats. Là, sans le chien, l'homme en réalité ne pourrait point vivre, et cependant l'homme ne le traite pas comme un compagnon, mais comme un serviteur, comme un esclave, esclave fidèle et courageux qui sans se })laindre traîne les fardeaux, court, se fatigue, chasse; qui, plus que le renne, peut s'avancer vers le pôle, parce qu'il peut se passer entièrement de nourriture végétale.
Le chien est employé comme bête de trait par des peuples d'origines très différentes : dans l'ancien monde, par les Kamtchadales, les Tungouses, les Samoïèdes, les Koriaks,
I. Légendes des plantes cl des animaux, — Xavier MarmiLi-.
LKS TllAVAlLLEllRS.
137
cL même quelquefois par des Russes; dans le nouveau, par les indigènes de l'Amérique, et enfin, dans les parties où les deux continents s'avancent l'un vers l'autre, par les Esquimaux, nation qui habite également l'un et l'autre littoral. Sur la côte de l'Asie, le chien est la seule hôte de
LE CHIEN DES ESQUIMAUX.
trait, dit Steller, il est même le seul animal domestique lUi Kamtschatka, étant là aussi indispensal)le à l'homme que, ailleurs, le bœuf et le cheval.
La légende dit que ces chiens parlaient autrefois, mais (ju'un jour, apercevant des hommes en canot, ils leur de-
18
138 LE CHIEN.
mandèrent où ils allaient. On ne leur répondit pas, et, froissés de ce mauvais procédé, ils jurèrent de ne plus parler à aucun homme. Ils tinrent parole, mais ils sont restés curieux, et c'est pour cela que lorsqu'un étranger approche, ils aboient pour s'informer de ses intentions.
Mais ils ne se contentent pas d'aboyer, ils travaillent avec une ardeur que rien ne rebute.
Les chiens des Esquimaux sont peut-être les animaux les plus malheureux de leur espèce : toujours soumis à de rudes travaux, ils ne reçoivent pendant la plus grande partie de l'année que la plus maigre pitance, et sont durement traités })ar leurs impitoyables maîtres. Aussi, alors que les chiens des Abruzzcs ressemblent aux honnêtes montagnards dont ils sont à la fois les serviteurs et les amis, les chiens des Esquimaux ont les allures des hommes infortunés auxquels le destin les a attachés. Le caractère de ces animaux s'en ressent; ils sont voleurs, voleurs incorrigibles : on a beau les battre, ils recommencent sans cesse leurs larcins, poussés par le besoin sans doute, mais excités aussi, nous le pen- sons du moins, par les mauvais exemples qu'ils ont sous les yeux.
Méchants, querelleurs entre eux, ils montrent les dents et grondent aux hommes. — Les femmes les traitent avec plus de douceur, prennent soin d'eux quand ils sont petits ou malades, et se font mieux obéir; — elles seules peuvent les atteler aux traîneaux quand ils souffrent cruellement de la faim. Ainsi la douceur fém.inine vient à bout d'animaux féroces; là où le sauvage recule épouvanté, la femme s'avance tranquille avec un sourire, calme d'une caresse les grognements furieux, ferme de sa main moins rude que celle du mâle la gueule formidable, aux crocs aiguisés par la faim. La bonté apparaît victorieuse alors que la force et la brutalité sont impuissantes.
C'est seulement à l'aide de leurs chiens que les Esqui-
LES THAVAILLEURS. 139
maux peuvent tirer parti, pour leur subsistance, de la terre ingrate où le destin les a fait naître.
Grâce à leurs chiens, les Esquimaux parviennent à tuer le renne sauvage qui les nourrit et dont la peau sert à les vêtir. Ce sont les chiens qui poursuivent le veau marin dans les retraites qu'il se ménage sous la glace, retraites qu'ils découvrent de loin avec une surprenante habileté; ce senties chiens qui bravement en face, vont combattre l'ours rôdant sur les côtes.
Ils mettent à attaquer cette bêle féroce, leur ennemi, une ardeur telle que lorsqu'ils sont attelés à un tranieau il suffit de prononcer le mot de newrouk, qui signifie ours dans la langue des Esquimaux, pour que tout l'attelage aus- sitôt parte au galop, emporté par un élan furieux, ne recu- lant devant aucun obstacle, au risque de briser mille fois le char qu'ils conduisent.
Cette passion pour la chasse en fait des coursiers difficiles à guider. S'ils sentent un renne, un ours ou un veau marin, tous s'emportent, méconnaissant la voix de leurs conducteurs, sourds aux menaces, menant la chasse d'un train infernal, ne songeant plus qu'à la poursuite du gi- bier.
Ils sont attelés à leurs traîneaux au moyen de bretelles assez semblables à celles que portaient autrefois les por- teurs d'eau et les commissionnaires parisiens quand ils s'attelaient à de petites voitures.
L'attelage se compose d'un collier formé de deux bandes de cuir de renne ou de veau marin; les bandes passent autour du cou, sur la poilrinc et entre les jambes de devant, puis viennent se réunir sur les épaules, où elles s'attachent à une forte courroie dont l'autre extrémité est fixée au traî- neau.
Quand on forme un attelage dans ce pays, l'important est de choisir un bon chef de file, c'est-à-dire le chien le plus
140 LE CIIIEN.
intelligent et cr'lui qui a le meilleur nez. Si avec cela l'ani- mal est le plus fort, il est sans prix.
Les autres chiens sont disposés d'après le même prin- cipe, c'est-à-dire qu'ils se trouvent d'autant plus en avant qu'ils ont plus d'intelligence et meilleur odorat. Le plus inhabile se trouve à trois mèlres seulement de l'extrémité antérieure du traîneau, le chef de file en est à six mètres au moins et un peu en avant de tout l'attelage. Quant aux autres, ils ne sont pas rangés exactement en ligne et il y en a toujours plusieurs qui tirent de front.
Le conducteur du traîneau s'assied à l'avant, jambe deçà, jambe delà, ses pieds touchant presque à la neige.
Il porte à la main un fouet long de vingt pieds.
Ce fouet est extrêmement difficile à manier, aussi s'y exerce-t-on dès l'enfance; mais quelles que soient l'habileté du conducteur et la justesse de son coup d'œil, l'usage de cette longue lanière ne produit pas toujours de bons effets; à mesure qu'arrivent les coups l'équipage se mord, les animaux furieux s'arrêtent pour se battre, le meilleur mode de conduite est la voix.
Le chef de file écoute attentivement les commandements; il obéit avec une docilité parfaite. Que l'on prononce son nom, aussitôt, tournant un peu la tête du côté du conduc- teur comme pour indiquer qu'il a comi)ris, il ralentit un peu le pas, et dans la nuit la plus noire, à travers les sentiers les plus étroits et les plus escarpés, courant le nez sur la piste, il dirige l'attelage avec une étonnante sagacité; au milieu même de la tempête, lorsque la neige a recouvert le chemin, il ne s'égare pas. Il sait que de son flair, de son habileté, dépend le salut de ses maîtres, et ceux-ci se peuvent fier à lui; il évitera les précipices, il ne s'égarera pas dans la forêt, et pourvu que le démon de la chasse ne lui fasse point faire de rencontres fâcheuses, il mènera l'équipage sain et sauf juscju'au terme du voyage.
LES TRAVAILLEURS.
l4l
Dans l'clé, les chiens ne sont pas attelés aux traîneaux; ils deviennent à la fois chasseurs et bêtes de somme; pendant la chasse même on leur fait porter un fardeau de vingt à trente livres: ils sont alors un peu mieux nourris, avec des débris de baleine, de morse et de veau marin; mais pendant loulc la dure saison le maître, ayant à i)eine le nécessaire, laisse ses serviteurs jeûner et pâlir. Pauvres hôtes et pauvres gens!
L HIVER CHEZ LES ESQUIMAUX.
Les chiens des Esquimaux sont à peu près de la taille de nos chiens de br^rgcrs, mais plus fortement charpentés et couverts d'un poil plus épais.
Les chiens de Saint-Domingue et ceux du Mexique servent également de chevaux, et à Terre-Neuve les newfoiindlands remplacent les chevaux et les mulcls.
Ces animaux ont un courage admirable et une résigna- tion sans égale. Malgré les fatigues qu'on leur impose, quoi- qu'ils ne soient guère nourris que de poissons pourris, ils ne
1^2 ll: chien.
manifcslent jamais ni découragement ni lassitude, et leur attachement semble grandir avec les épreuves qu'ils sup- portent; souvent à la lin des longs hivers on en voit mourir de misère et d'épuisement.
Les chiens du Labrador sont, ainsi que les chiens des Es- quimaux, attelés aux Iraîncaux. En été ils ne servent i)lus à rien; alors on leur donne la liberté : ils s'en vont chercher leur nourriture, chasser, pourvoir eux-mêmes à leurs be- soins, puis, quand les premiers froids leur indiquent qu'on va de nouveau avoir besoin de leurs services, ils reviennent d'eux-mêmes aux cabanes où on les attend :
« Nous allons pouvoir servir, nous voilà! »
En Islande, en Laponie les chiens sont des serviteurs bons à tous les usages. Le chien partout a été employé aux plus durs travaux ; il y a des chiens de peine, des chiens de somme, des chiens de fatigue. Longtemps (cette coutume barbare n'a été abolie chez nous qu'en 1826), longtemps on a vu à Paris des chiens attelés à des charrelles et traînant de lourds fardeaux. On en rencontre encore dans les quar- tiers pauvres.
Cet usage existe dans beaucoup de pays, notamment en Hollande et en Belgique. Là, dès la pointe du jour les rues sont sillonnées de petites voitures chargées de boîtes à lait, de légumes, de pain, que fermiers, maraîchers et boulan- gers portent à leurs pratiques. Les chiens harnachés rem- placent les chevaux, mais avec une plus grande intelli- gence ; ils savent où s'arrêter et ne se trompent jamais, reconnaissant, aussi bien que leurs maîtres, les portes des maisons et repartant sans un mot, sans un signe, aussitôt qu'ils voient que la livraison est faite.
Un voyageur qui les a étudiés de près a constaté chez eux un instinct presque incroyable.
Attachés à des voilures pleines de légumes, ils marchaient péniblement dans une rue en réparation et à moitié dépa-
LES TRAVAILLEURS.
l'iS
vée. Lorsque les roues rencontraient des cailloux, les chiens s'arrêtaient brusquement, mesuraient du regard l'obstacle, reculaient et l'évitaient avec autant d'adresse que l'eût pu faire un homme.
Lorsqu'on est arriNc au marché ou au terme du voyage, on dételle ces pauvres animaux afin qu'ils aillent par la ville chercher leur nourriture. Ils ont un temps limité pour pourvoir à leurs besoins, et à l'heure fixée on les voit accou- rir de tous côtés et reprendre joyeusement leurs colliers de misère.
Que s'ils ont quelque peu fait l'école buisson- nière , ils arrivent la queue basse, l'air triste, ainsi que des enfants qui, sachant avoir commis une faute, redoutent un châtiment. Hélas! le châ- timent se fait rarement attendre, et leurs brutaux conducteurs, au lieu d'a- voir pitié de leur mine déconfite, les accablent de coups. Triste récompense d'utiles services!...
A combien d'autres travaux ne sont pas employés les chiens? Ils sont sans cesse mêlés à notre vie. Les uns gardent nos maisons, et jamais portier vigilant ne veilla aussi bien sur notre salut; ceux-là aboient jour et nuit et préviennent quand arrive un visiteur; ceux-ci éloignent, en montrant les dents, tous les importuns et tous les gens de mauvaise mine. Le dogue se précipite tête baissée au-de- vant du danger; il ne permettrait pas qu'on touchât à son maître. Quel est le meilleur chien de garde? On a beaucoup discuté sur ce point : presque tous sont excellents, mais
LE GAUDIEX DU LOGIS.
[kk
LE CHIEN.
quelques-uns valent mieux que les autres. Citons à ce sujet une anecdote que conta jadis Odilon-Barrot à M. Thiers.
L'éminent avocat s'était chargé de la défense d'un voleur et l'avait fait acquitter. Son client reconnaissant le vint voir et voulut lui offrir une somme assez importante. Il refusa, mais se crut autorisé à lui demander un conseil.
« J'habite à la campagne, lui dit-il, une maison isolée.
LE CANICHE
Quel est le meilleur moyen de me mettre en garde contre les voleurs?
— Monsieur, répondit le brigand, ayez un chien, mais croyez-moi, un petit chien, pas un gros. Les gros, nous les amadouons quelquefois, mais les roquets jamais. Ils aboient si furieusement au moindre bruil, (pi'ils nous font prendre la fuite. »
LES TRAVAILLEURS. 145
Une autre espèce, celle des terriers, est utilement
LE CHIEN D AVEUGLE.
employée à la destruction des rats, d'autres à mille usages différents. Mais le plus curieux, un des plus intclli-
19
Ikb LE CHIEN.
gents de nos chiens domestiques, est sans contredit le ca- niche.
Le caniche, auquel nous consacrerons une courte étude, ne doit être considéré dans ce chapitre que comme chien utile; sa mission d'animal laborieux consiste à conduire les aveugles.
« Je me suys mis en garde, dit Montaigne, comme ils s'arrêtent à certaines portes d'où ils ont accoutumé de tirer l'aumône ; comme ils évitent des coches et des charrettes lors même que, pour leur regard, ils ont assez de place pour leur passage. J'en ai vu le long d'un fossé de ville, laisser un sentier plain et uni et en prendre un pire pour éloigner son maître du fossé. Tout cela se peut-il compren- dre sans ratiocination K »
A Rome , les chiens d'aveugles vont promener leurs maîtres là où il y a le plus de monde; ils se dirigent d'or- dinaire vers une église, mais si en chemin ils rencontrent une maison riche parée pour des funérailles, ils s'y ar- rêtent, calculant que là il y aura bon profit.
Ils ont une mine triste faite pour attendrir les passants, et jamais ils ne manquent de s'arrêter devant une porte où on leur a fait une fois l'aumône.
Ils veillent avec une attention superbe sur le pauvre être qui leur confie sa vie. Qui ne les a vus graves, l'œil au guet, les mouvements inquiets, tirant la corde qui sert à guider l'homme. On s'étonne que Buffon ait oublié de parler de ce brave animal.
Quelle mine engageante il fait aux passants qui don- nent les sous! Théophile Gautier se plaignant d'un air qu'on écorche a dit :
1. Essaijs, livre II, chapitre XII.
LES TRAVAILLEURS. U7
L'aveugle au basson qui pleurniche L'écorche en se trompant de doigts; La sébile aux dents, son caniche Près de lui le grogne à mi-voix.
Le caniche musicien qui accompag-ne son maître n'est j3oint im animal rare; d'ordinaire il se contente de te- nir fermement la sébile et de regarder avec des yeux sup- pliants les braves gens qui passent devant lui.
Mais rintelligencc dont nous parlons se développe extra- ordinairement. On a vu un caniche qui, après la mort de son maître, continuait le commerce pour son compte, s'allait poster à l'encoignure habituelle, avec sa sébile, puis sitôt qu'un sou était tombé dedans, courait chez un boulanger ami, recevait un petit pain en échange de la pièce de mon- naie, et continuait le manège jusqu'à apaisement de sa faim.
Un autre, moins égoïste, apportait chaque soir la recette qu'il faisait seul à une jeune fille élevée parce pauvre diable.
Les chiens d'aveugles sont aimés ; les Bretons assurent même qu'ils sont vénérés, et que jamais les plus mauvais, les plus hargneux des chiens, ne leur cherchent querelle.
On emploie le chien, avons-nous dit, aux usages les plus variés; les uns sont dressés à conduire les oies aux champs, les autres à empêcher les poules de venir picorer dans les champs de blé. Ceux-ci aident les laitiers, ceux-là les for- gerons.
On nous en a cilé un qui, chez un maréchal, dans un petit village près de Pontarlier, tournait une roue pour la forge. Il travaillait deux heures de suite, puis était rem- placé par un camarade qui, à son tour, tournait deux heures.
Un jour, le camarade s'étant amusé en route, le pauvre chien dut tourner pendant quatre heures; il venait de finir sa tâche lorsqu'il aperçut le fainéant. Il sauta aussitôt sur lui, le mena par l'oreille à son poste et veilla à ce qu'il fît quatre heures à son tour.
148 LE CHIEN.
On se sert aussi du chien pour faire les commissions. Chaque jour on en rencontre qui portent des paniers, des seaux, des parapluies; quelques-uns même font payer des factures.